Texte publié sur le site de l'Institut international d' études stratégiques, Paris, dans le numéro de juin 2001
ISRAEL RISQUE-T-IL DE DISPARAITRE ?
REFLEXION GEOSTRATEGIQUE SUR LA NOUVELLE INTIFADA
Par Gérald Fouchet
UN CONFLIT EN PERTE D'INTERET GEOPOLITIQUE
Tout d'abord, il est très étonnant qu'un conflit qui ne concerne que 50.000 km2
et quatre millions d'hommes mobilise l'attention haletante de l'Occident.
Contrairement à ce qu'on peut lire dans Le Monde diplomatique, cet affrontement
proche - oriental israélo-arabe n'a plus du tout l'importance géopolitique qu'il
avait du temps de la guerre froide. Parce qu'une nouvelle -- et fort peu
probable -- guerre israélo-arabe n'entraînerait aucune crise mondiale majeure du
fait de l'affaiblissement de la Russie, ex-URSS, qui soutenait clairement les
Etats arabes et n'en a plus du tout les moyens. Les zones de friction
géopolitiques capitales seraient plutôt les Balkans, la frontière
indo-pakistanaise (Cachemire), qui oppose deux puissances nucléaires, et le
Pacifique où le challenger chinois, au XXIè siècle risque fort d'en découdre
avec l'Oncle Sam.
Trois facteurs essentiels, de nature géopolitique, ne doivent pas être oubliés :
d'abord, comme l'a démontré Alexandre Del Valle, les pragmatiques Etats-Unis
jouent, globalement, et de plus en plus, pour des raisons pétrolières, la carte
des Etats musulmans ; ensuite, leur intérêt est de dominer l'Europe et, pour
cela, ils l'ont entraînée dans la guerre des Balkans sous la sujétion de l'OTAN,
conflit dont l'importance stratégique est autrement plus lourde que la crise
permanente israélo-palestinienne .Et enfin, comme il sera démontré plus bas,
l'intérêt des Etats-Unis pour Israël est en sévère perte de vitesse. L'élection
de M. Bush ne fait que renforcer cette impression. (1)
HANDICAP POUR ISRAEL
Disons-le tout net : notre thèse est que les jeux sont faits, et qu'à terme les
Palestiniens vont peut-être finir par l'emporter.
Pour les vingt prochaines années, ce que peu d'observateurs remarquent, on peut
prédire que l'Etat hébreu est entré dans une passe très difficile. Comme jadis
l'URSS, ou la Fédération de Yougoslavie, qui étaient aussi (mais d'une autre
manière), des "Etats artificiels", hétérogènes, et fragiles sous une façade de
solidité trompeuse, il se peut qu'Israël n'en ait plus pour très longtemps,
malgré sa puissance militaire apparente.
Pour les raisons suivantes : sa submersion démographique par les Arabes
palestiniens (citoyens israéliens ou non) est inéluctable, puisque ces derniers
ont un taux de fécondité 2,5 fois plus fort que l'ensemble des Israéliens juifs
(les "colons" juifs religieux et prolixes ne sont qu'une petite minorité). Or,
dans l'histoire, la force des ventres surpasse toujours celle des armes. Cedant
arma uteribus. D'autre part, la balance migratoire juive s'est inversée dans les
années 90 : les migrations en provenance de Russie sont taries et les départs
d'Israéliens vers les USA et l'Europe s'accélèrent ; par crainte d'une guerre
civile...D'ailleurs, la politique d'attentats du Hamas ou d'autres organisations
mal repérées n'a d'autre but que de paniquer la bourgeoisie israélienne et de la
faire fuir en masse en Occident !
En troisième lieu, la puissance de l'Etat hébreu tient essentiellement à l'aide
militaire américaine (18 milliards de dollars par an) ; or, le Pentagone
commence à rechigner. D'autant plus que l'antisionisme progresse chez les juifs
américains eux-mêmes. La communauté juive américaine, largement mise à
contribution, se pose des questions : faut-il mieux financer un Etat-bunker ou
jouer, comme au XIXème siècle, la carte de la diaspora mondiale ? Les religieux
loubavitch poussent à la roue, avec l'argument (non plus financier mais
métaphysique) que le judaïsme n'a pas à s'instrumentaliser dans un Etat, à
l'instar des autres "nations", que la Terre Promise n'est pas enracinée ni
localisée en Palestine mais réside dans un idéal. Etc. Ne pas oublier non plus
la montée en puissance de l'idéologie implicite suivante au sein de la
communauté juive américaine : la véritable Terre promise, c'est l'Amérique , là
où se trouve le levier des forces, et non pas dans les sables du Proche-Orient.
Un des arguments centraux du sionisme était, qu'après les persécutions
(Allemagne, Russie, France, Europe centrale), le peuple juif allait enfin
trouver la sécurité dans son propre Etat . Or objectivement, les juifs
constatent qu'il n'en est rien et que l'Amérique leur offre une sûreté et un
niveau économique supérieur à celui d'Israël.
Autre fait qui échappe à la perspicacité des journalistes : la communauté et le
lobby juif américain pro-israélien sont numériquement dépassés par le lobby
américano-arabe, principalement d'origine syrienne, libanaise, palestinienne et
égyptienne. D'autre part, les lobbies hispano-catholiques, de plus en plus
puissants, accaparent l'attention des politiciens américains sur des problèmes
autrement plus brûlants (par exemple le marché commun panaméricain en cours de
formation) que la coûteuse perfusion au petit Etat hébreu.
On peut lire dans L'Hebdo (7 mars 2001) : " L'allié indéfectible de naguère va
devenir neutre, puis hostile peut-être, si la répression de l'insurrection des
enfants et l'occupation des terres palestiniennes par les colons juifs se
développent encore avec l'argent du contribuable américain. C'est le grand
danger que les dirigeants d'Israël veulent ignorer pour le moment. "
Enfin, les Etats-Unis auront de moins en moins besoin d'Israël pour dominer la
région et pourront même être tentés de le lâcher puisque leurs trois principaux
alliés et affidés sont l'Arabie, l'Egypte et la Turquie. (2)
D'une manière générale, selon l'analyse constamment faite sur un ton alarmant
dans les colonnes du quotidien israélien Haaretz , l'Etat d'Israël et la
communauté juive occidentale se sont lourdement trompés en pensant qu'à l'avenir
(c'est-à-dire au XXIème siècle), le "peuple juif" conserverait le statut
politico-affectif des XIXè et XXè siècles. Les centres de gravité du monde
basculent. Au Conseil de Sécurité de l'ONU, on a pu remarquer que la "défense du
peuple d'Israël" concernait de moins en moins les Chinois, les Indiens, les
Etats africains, etc. Le conflit israélo-palestinien commence à lasser les
milieux diplomatiques internationaux, qui s'en désintéressent souvent, même chez
un certain nombre d'Etats musulmans ! Pourquoi ?
Parce que comme l'a déclaré le journaliste égyptien Mohamed Baktri dans une
tribune libre au Times de Londres (7 mars 2001) (changer) " nous autres Arabes
savons qu'à terme nous allons finir par gagner, parce que nous sommes de plus en
plus nombreux. La résistance d' Israël est vaine. Dans vingt ans, Israël sera un
Etat arabe et majoritairement musulman et s'appellera Palestine. " La
construction sioniste, voulue par l'intellectuel askhénaze Theodor Hertzl, de la
reconstitution du royaume de Salomon, n'aura probablement duré que de 1948 à
2020. A peu près le même laps de temps que la construction communiste dans
l'empire des Tzars...
L'actuel gouvernement d'"union nationale" de M. Ariel Sharon qui allie les
carpes et les lapins, qui associe le modéré Shimon Pérès aux extrémistes Rehavam
Zeevi -- partisan de l'expulsion de tous les Palestiniens du "Grand Israël" --
et Avigdor Lieberman -- qui veut bombarder Téhéran et le barrage d'Assouan --
prouve qu'Israël est aux abois. Après l'effondrement du "processus de paix"et la
dévalorisation de l'impuissant Arafat, Israël est incapable de canaliser la
puissance montante des partisans musulmans à l'intérieur de son sanctuaire.
L'AFFAIBLISSEMENT DU SOUTIEN AMERICAIN A ISRAEL
Pour confirmer cette perte de puissance de la communauté juive auprès du
gouvernement américain, qui "lâche" peu à peu l'Etat d'Israël, voici quelques
faits, incontournables. Dans un article publié par la revue juive Usa Bericht
(février 2001), on peut lire : " Après l'élection de Bush, il n'y a pratiquement
plus aucun juif dans le cabinet américain, mis à part l'attaché de presse du
Président. Même Alan Greenspan, directeur de la Banque centrale, risque de
perdre son poste. (...) On ne trouve plus aucun juif dans les très hautes
sphères de l'administration. Il y a cependant beaucoup de Noirs à des postes
importants, pour faire bonne mesure... " (3)
L'auteur de l'article, Hans Schmidt ajoute que la communauté juive américaine a
tout fait pour soutenir le "ticket" Al Gore-Libermann, très pro-israélien, car
elle savait que Bush n'était pas bien disposé en faveur d'Israël. 79% des juifs
américains ont voté pour le candidat démocrate perdant.
Hans Schmidt, qui soupçonne le nouveau gouvernement d'antisémitisme dissimulé,
ajoute : " Le nouveau ministre de la justice est John Ashcroft. Or, ce dernier
eut dans le passé maille à partir avec les juifs qui l'accusaient
d'antisémitisme latent. Il avait critiqué les lois anti-racistes en invoquant le
Premier Amendement à la Constitution, qui garantit la liberté de parole et
d'statement. Les juifs firent tout pour faire échouer son élection. "
Colin Powel, le Secrétaire d'Etat américain (ministre des Affaires étrangères),
qui dispose de beaucoup plus de pouvoirs que Clinton n'en concédait à Madeleine
Albright ( cette dernière, d'origine askhénaze, soutenait activement l'Etat
hébreu) n'est guère appréciés des juifs et du lobby pro-israélien. Pendant la
Guerre du Golfe, en 1991, alors qu'il était chef d'Etat-Major, il avait rejeté
plusieurs exigences israéliennes, en particulier celle de riposter aux tirs de
fusées Scud (4) par des raids aériens sur les sites de lancement. Les
nationalistes israéliens ne lui ont jamais pardonné.. Powel était connu au
Pentagone, bien avant 1991, pour ses options pro-arabes et pour son hostilité à
la doctrine de l'"alliance éternelle" avec Israël.
On note aux Etats-Unis, surtout depuis l'élection de Bush, d'après le journal
précité qui reflète l'opinion de la communauté juive, une nouvelle tendance qui
vise à " limiter dratiquement la présence des juifs et des sionistes dans les
médias et l'industrie cinématographique. " Un autre fait, peu relevé par la
presse, fut l'échec israélien pour faire signer dans l'urgence, juste avant le
départ de Clinton, un "traité d'assistance obligatoire", de nature militaire,
entre les USA et Israël. Bien entendu, la nouvelle administration Bush a refusé
de mettre à l'ordre du jour du National Security Council un tel pacte de
défense. La défaite américaine au Vietnam n'est pas oubliée...(5) Les Israéliens
savent aussi qu'ils ne peuvent pas compter sur les Européens, qui refuseraient
absolument de les appuyer militairement en cas de besoin, comme l'a rappelé le
17 avril 2001 le porte-parole de la Commission européenne, en invoquant un "
manque de moyens militaires ".
Mais il y a pis : à l'occasion de la guerre larvée qui oppose Palestiniens et
Israéliens depuis février 2001, la nouvelle administration Bush se montre
hostile à Israël. Depuis 1947, c'est la première fois qu'une telle chose se
produit. Les faits sont incontournables : les voici.
Mi-avril 2001, en réponse à des tirs de mortier, l'armée israélienne, Tsahal,
pénètre dans la bande de Gaza pour y opérer des actions militaires de
représailles, en contradiction avec les accords d'Oslo, qui reconnaissaient
inviolables les "Territoires palestiniens" sous contrôle de l'Autorité
palestinienne (dite "zone A"). Le 17 avril, sur l'injonction du secrétaire
d'Etat américain Colin Powell, les forces israéliennes se replient. Ariel Sharon
cède. Les Israéliens n'ont donc plus la possibilité de détruire sur place les
milices islamistes. L'impunité militaire de l'Etat hébreu prend historiquement
fin. Pourtant, le général israélien Yair Naveh avait déclaré (AFP, Reuter,
16/04/2001) la veille : " oui, nous sommes là pour des mois, s'il le faut ". Une
violente polémique a fait rage à Tel-Aviv pour savoir si le nouveau gouvernement
avait, oui ou non, cédé aux injonctions du général Powell d'abandonner son
offensive.
Quoi qu'il en soit, les Palestiniens, eux, ne s'y sont pas trompés. Pour Le
Figaro (19/04/2001), " Yasser Arafat ne peut que se réjouir. Les Etats-Unis se
sont impliqués dans le conflit, et en sa faveur ".
Le chef de la police Gaza, Mohamed Dahlan, déclarait le 18, au cours d'une
conférence de presse (AFP) : " Les Américains sont en train d'accomplir de très
grands progrès politiques. " L'opinion publique israélienne retient de tout cela
que les Américains sont indifférents aux attaques contre les colonies juives, et
que le lobby sioniste d'outre-Atlantique n'est plus capable de défendre leur
pays. On pouvait lire dans le Los Angeles Times (18/04/2001) : " les dirigeants
israéliens sont visiblement assommés par les nouvelles positions américaines ".
LE SYNDROME DE L'ISOLEMENT STRATEGIQUE OU DE L'"ETAT-BUNKER".
Les Israéliens sont d'autant plus confortés dans leur pessimisme que désormais,
même aux yeux des arabo-musulmans, leur indéfectible solidarité avec le
protecteur américain commence à se fissurer. Autrement dit, les milieux
islamistes ne désignent plus comme ennemi le "bloc" américano-israélien, mais
...Israël seul. Cela s'appelle, en stratégie, l'isolement face à l'ennemi ou
l'absence d'allié, que le stratège chinois Sun-Tzu considérait comme mortelle
pour les petites puissances. Cela vient s'ajouter à la nouvelle politique
pro-islamique américaine bien expliquée par le géopoliticien Alexandre del
Valle, et que nous évoquions plus haut, qui consiste à appuyer la puissance
stratégico-commerciale américaine sur l'islam et les Etats pétroliers.
Quelques faits, inquiétants pour Israël, et que le Mossad aura certainement noté
: l'auteur précité, expliquant que les Américains jouent un double jeu, note un
renforcement des liens, partout dans le monde, entre la diplomatie américaine et
les islamistes, c'est-à-dire les pires ennemis des Israéliens. Il révèle que la
porte-parole officielle du régime Taliban à l'ONU, Mme Laili Helms, d'origine
afghane, et épouse de Richard Helms, ancien directeur de la CIA (!), déclarait :
" Les Talibans ne sont pas contre l'Occident ou contre les Etats-Unis. " Pour
faire bonne mesure, Omar Abdel-Rhamane, chef du Gamaà Islamiyya égyptien
exposait qu'il " fallait concentrer ses efforts de lutte non pas contre les
Américains mais l'ennemi principal sioniste, l'Etat d'Israël ", tandis que le
collectif des prisonniers politiques du Gamaà détenus en Egypte faisait savoir
que : " l'Amérique n'est pas l'ennemi, il ne faut pas attaquer les Américains
mais seulement les sionistes et l'Etat juif. " (6)
Israël risque de se sentir par là, désigné comme seul ennemi. Tant qu'il était
associé, dans le même opprobre avec la superpuissance américaine, les risques
étaient très limités. Mais dès lors qu'on dissocie l'Etat hébreu de son
protecteur américain, on isole Israël comme cible unique.
Le gouvernement israélien sait parfaitement que la ligne américaine est
actuellement la suivante : nous aiderons Israël à se défendre s'il était
bombardé par des fusées ou des avions de pays arabes voisins, mais nous
n'interviendrions pas dans des combats au sol (qui sont pourtant les plus
décisifs) qui pourraient, par exemple, résulter d'une guerre civile
judéo-palestinienne appuyée par les Etats arabes sur le territoire même d'Israël
(voir plus bas). Cette nouvelle doctrine de minimisation de la protection
américaine a été corroborée par les récentes manoeuvres militaires
israélo-américaines de janvier 2001 : il ne s'agissait plus de s'entraîner à
l'envoi de troupes au sol ni même de l'aviation héliportée pour épauler Tsahal
en cas de guerre, mais de mimer une intervention de la 69ème Brigade de défense
anti-aérienne de l'USAF (basée à Francfort), équipée des peu performants
missiles Patriot pour protéger Israël contre d'improbables tirs de missiles des
Etats environnants.
Pour les militaires israéliens, les Etats-Unis se moquent du monde. Ce ne sont
pas les missiles ni les avions arabes qui menacent Israël, mais un affrontement
sur le terrain. Ariel Sharon, élevé à l'école de Moshe Dayan, fin connaisseur de
la chose militaire, sait parfaitement que depuis la défaite américaine du
Vietnam, les Etats-Unis ne défendent plus leurs alliés au sol. Ils se limitent à
la guerre électronique et aérienne, dont l'efficacité est nulle contre une
guérilla et des actions terroristes. En Somalie, après qu'une section eût été
tuée, les Américains se sont désengagés, à l'inverse des Français et des
Italiens. Implicitement, aujourd'hui, Israël, aux abois, a donc repris le mot
d'ordre de Mao Zedong : " ne compter que sur ses propres forces " . Le dos au
mur, les militaires israéliens se sont peut-être aussi rendu compte de la
possible véracité de cette statement de Mao : " Les Etats-Unis sont un tigre de
papier ". La différence, c'est que l'Etat d'Israël est 250 fois moins peuplé que
la Chine.
LES DEUX SIONISMES ANTAGONISTES : HASSIDISME ET ETHNOCENTRISME. UN COMPROMIS
IMPOSSIBLE
Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Israël, et mesurer l'importance
de l'opposition entre "faucons" du Likhoud (droite) et "colombes" travaillistes
(gauche), les premiers hostiles et les seconds favorables à une cohabitation
avec les arabo-musulmans, pour mesurer à quel point les Israéliens ne sont pas
d'accord entre eux sur la signification de leur Etat, il faut se plonger dans
les racines historiques et idéologiques du "sionisme", ce que bien peu de
journalistes font. On s'imagine que le sionisme est une doctrine unitaire, or
rien n'est plus faux.
Qu'est-ce que le sionisme ? C'est un nationalisme tout à fait nouveau dans
l'histoire du peuple hébreu lors de son apparition, à la fin du XIXème siècle,
dans l'Allemagne bismarkienne et l'Empire Austro-Hongrois, parmi les milieux
intellectuels juifs. La doctrine fondamentale du sionisme est, pour les juifs
d'Europe, le "retour vers la Terre promise" (occupée par les Arabes),
c'est-à-dire la Palestine ou le Pays de Chanaan, ou encore Sion afin, notamment
de fuir les persécutions subies par les askhénazes d'Europe. Le sionisme fut
paradoxalement soutenu, dès 1898, par les milieux nationalistes allemands
antisémites désireux de voir les juifs quitter l'Europe. L'extraordinaire succès
idéologique et affectif du sionisme tint immédiatement à ce qu'il représentait
une "deuxième fuite d'Egypte", une réappropriation la Terre que Yaveh avait
attribuée à Moïse et aux ancêtres.
Mais dès le départ, le sionisme fut divisé en deux courants ennemis, que l'on
retrouve toujours aujourd'hui en Israël. Le premier fut fondé par le grand
philosophe juif autrichien hassidique (né à vienne en 1878) Martin Buber, très
influencé par le courant néo-romantique allemand. Il prononça, au cercle Bar
Kochba de Prague, de 1909 à 1911, une série de célèbres conférences, intitulées
" discours sur le judaïsme ". L'écrivain Franz Kafka était un de ses chauds
partisans et un auditeur assidu. En 1916, Buber lança le mensuel Der Jude ("Le
juif") et anima la puissante ligue Blau-Weiss ("Bleu et Blanc"), principale
composante du mouvement de jeunesse juif allemand. Il fut l'inspirateur
idéologique des premiers colons juifs, venus d'Europe centrale, qui
s'installèrent en Palestine dès 1919-1920 pour fonder les premiers kibboutzim ,
ou "fermes collectives" qui fonctionnèrent très bien (parce que reposant sur une
logique volontariste et communautaire), à l'inverse des kholkoses et sovkhoses
du communisme soviétique imposés par la force. Buber exposa les fondements de sa
philosophie politique dans son livre Ich und Du ("Je et Tu"), paru à Berlin en
1923 et fondé sur une relecture très kantienne de l'Ancien Testament.
Pour lui, l'établissement des juifs en Palestine ne devait surtout pas déboucher
sur un Etat mono ethnique juif excluant les Arabes mais sur une " coexistence
pacifique des peuples juifs et arabes sur le sol palestinien, et la création
d'un Etat bi-national. de type socialiste " Ces idées, émises 24 ans avant la
création de l'Etat d'Israël, étaient répandues chez une partie des colons juifs
qui, venant d'Allemagne, des Sudètes, de Pologne, d'Autriche, d'Ukraine et de
Russie, commençaient à s'installer, à l'ouest du Jourdain. (7)
En face, à la même époque, le théoricien juif allemand Théodor Hertzl
développait une vision radicalement différente du sionisme. Les colons qui
partirent en Israël à partir de 1919, comme dès 1900 les intellectuels juifs du
monde entier, se sont trouvés divisés entre le sionisme hassidique et socialiste
de Buber et le sionisme "intransigeant" de Hertzl. Ce dernier voulait un
véritable " Etat colonial ", mono-ethnique (exclusivement juif), religieux et
théocratique, sans aucune présence arabe, c'est-à-dire reconstituer le Royaume
de David. On retrouve là le même débat acharné qu'aujourd'hui autour du modèle
d'un Etat multi-ethnique, opposé à celui d'un Etat ethnocentré. Pour Buber, il
fallait s'installer pacifiquement en Palestine, pour Hertzl, il fallait la
conquérir. Le hassidisme et le "davidisme" étaient dès le départ incompatibles.
De ce dilemme, l'Etat d'Israël, finalement fondé après la Seconde guerre
mondiale, après l'extermination opérée par le IIIème Reich, ne s'est jamais
remis. Le Likhoud est l'héritier de Hertzl : pour lui, Israël doit être la
reconstitution du royaune hébreu détruit par les Romains, sans présence
musulmane. Et les travaillistes de la gauche israélienne suivent la thèse de
Buber : Israël doit être un Etat judéo-musulman (ou arabo-hébraïque)
fondamentalement laïc, incluant même des minorités chrétiennes, des athées et
des gens venus du monde entier ; simplement, sans se mélanger (thèse
communautariste), les différents groupes ethniques, selon cette doctrine,
doivent vivre en bonne intelligence sous la houlette d'un Etat-providence.
Les deux points de vue sont évidemment inconciliables. Et Israël fut fondé sur
une combinaison entre ces deux visions, avec trois catégories d'habitants : les
Arabes palestiniens, les Arabes israéliens et les Juifs israéliens. Un nouvel
Etat dont les principes fondateurs sont à ce point divisés est fragile. et peu
durable. La solidité du nouvel Etat américain (après la guerre de Sécession)
reposait sur le fait que tout le monde était d'accord sur la Constitution.
De 1947 à aujourd'hui, l'Etat d'Israël a réussi tant bien que mal à s'accommoder
de ce dilemme par un compromis permanent, notamment celui d'accorder à certains
arabo-musulmans la nationalité israélienne. Tant que l'ennemi était extérieur
(les Etats arabes environnant), ledit compromis pouvait fonctionner. Mais à
partir du moment où il devient intérieur ("faut-il ou nom un Etat palestinien
imbriqué dans les frontières d'Israël ?" "Devons-nous continuer accepter des
citoyens israéliens arabes et musulmans, qui sont aujourd'hui un million ? "),
il n'est plus gérable. Ariel Sharon représente évidemment le courant radical
hertzlien et Shimon Pérès le courant hassidique et socialisant bubérien. Le fait
que Pérès ait accepté de devenir ministre des Affaires étrangères sous
l'autorité de Sharon prouve que les partisans d'une possible cohabitation
inter-ethnique judéo-arabe sont en net recul. L'optimisme multiculturel et
multiethnique laïc du sionisme hassidique n'a pas tenu ses promesses.
LA POSSIBLE "VIETNAMISATION" D'ISRAEL
Et en effet, le Premier ministre israélien, le "faucon" Ariel Sharon, qui
s'intitule lui-même " défenseur du vrai sionisme " ( c'est-à-dire celui de
Hertzl et non de Buber...) a décidé de résister et de prendre une position à
contre-courant de la tendance à ce "défaitisme israélien" précédemment évoquée.
Pour lui, Israël est de nouveau prêt à faire la guerre. Après avoir déclaré
qu'il n'y aurait jamais de facto d'Etat palestinien, puisqu'on ne rendrait
auxdits Palestiniens que 42% de la Cisjordanie et de Gaza, c'est-à-dire à peine
plus que ce qu'ils contrôlent aujourd'hui, il confia son programme par les
propos suivants, tout à fait capitaux, reproduits dans la presse isaréélienne
(The Jerusalem Post, 24/03/2001) : " L'écacuation de la moindre colonie n'est
absolument pas envisagée à Gaza comme en Cisjordanie puisqu'elles ont toutes une
"importance sioniste" (...) Pas question non plus d'évacuer Kfar Darom, qui
avait retardé l'armée égyptienne en 1948, ni Netzarim qui a une importance
stratégique vitale (8), cela afin de nous assurer qu'aucun armement lourd ne
sera déchargé dans le port de Gaza " Poursuivant ses considérations de
géopolitique régionale, le premier ministre continue : " Comme vous le savez, ce
n'est pas par hasard que les colonies se trouvent là où elles sont. Il faut
conserver la zone de sécurité ouest (Cisjordanie), la zone de sécurité est, les
routes qui relient les deux, Jérusalem et, bien sûr, la nappe phréatique d'où
vient un tiers de notre eau ".
Avec un bel optimisme et adoptant la stratégie de la fuite en avant offensive,
M. Sharon résume alors sa doctrine, qui est une véritable provocation envers
Arafat, l'ensemble des Palestiniens même les plus modérés et, évidemment, les
milices islamistes comme le Hezbollah : " La guerre d'indépendance n'est pas
encore terminée (sic). D'un point de vue stratégique, il est possible que dans
dix ou quinze ans, le monde arabe n'ait pas la même capacité de s'en prendre à
Israël qu'aujourd'hui. Parce qu'Israël sera un pays avec une économie
florissante alors que le monde arabe sera sur le déclin (...) Le prix du pétrole
baissera et les pays arabes seront en crise alors qu'Israël se renforcera. La
conclusion est que le temps ne travaille pas contre nous et qu'il faut en
profiter. " Poursuivant sa vison de l'avenir, M. Sharon évoque une possible
annexion de la Cisjordanie et la constitution d'un " grand Israel ", croit à "
l'immigration d'un million de juifs " pour peupler de nouvelles colonies,
envisage la fertilisation et le développement du désert du Neguev ainsi que " la
refonte de l'éducation selon des principes sionistes ", c'est-à-dire un retour à
l'idéologie expansionniste des années 40 et 50.
Mais M. Sharon pratique la méthode Coué (9). Aucune de ses vues optimistes ne
peut se réaliser ; en effet, 1°) rien n'indique que le développement du monde
arabe sera inférieur à celui d'Israël, bien au contraire (10). 2°) Israël stagne
démographiquement et les Arabes ( les Palestiniens comme ceux des pays
limitrophes) connaissent une expansion très puissante de leur population. Or,
dans les conflits, le facteur démographique est capital et déterminant, plus que
le facteur technico-économique. 3°) Prévoir l'immigration d'un million de juifs
(venus d'où ?) est inenvisageable, puisque non seulement les juifs de la
diaspora refusent de venir en Israël (niveau de vie plus bas qu'en Europe ou aux
USA, et crainte de la guerre civile) mais qu'on observe maintenant un émigration
juive hors d'Israël. 4°) Quant au retour au sionisme d'expansion, M. Sharon
prêche à contre-courant, puisque l'idéologie sioniste militante n'est plus le
fait en Israël que d'une minorité religieuse fondamentaliste (les colons).
A notre avis, M. Sharon ne croit pas à son propre programme. En revanche, son
analyse géostratégique de renforcement des colonies est très intéressante à
analyser mais aussi très inquitante pour Israël. M. Sharon n'envisage pas, à
juste titre, une guerre de mouvement et une attaque militaire classique des pays
arabes voisins, comme en 1948, 1967 et 1973. Notamment parce qu'Israël possède
une force de dissuasion nucléaire. En revanche, en avouant que les colonies
servent à contrôler les points de passage vers L'Egypte (Gaza), la Jordanie
(Cisjordanie) et la Syrie (Golan), le premier ministre envisage à mots couverts
une guerre civile menée par les Palestiniens avec du matériel lourd et des
volontaires fournis par les pays arabes. Ces volontaires, tous islamistes et
très motivés et aguerris, pourraient venir de tous les pays musulmans du monde,
comme on l'a vu dans les récentes guerres des Balkans (Bosnie-Herzégovine,
Kossovo).
C'est le scénario de la guerre du partisan, théorisée par Clausewitz et surtout
Carl Schmitt (11), dont le modèle fut la guerre du Vietnam. Celle çi n'a pu être
gagnée par le Nord que parce que : 1°) les volontaires Vietminh s'infiltraient
du Nord-Vietnam par la "piste de la jungle" incontrôlée par les Américains en
dépit de leur écrasante supériorité aérienne ; 2°) et que l'URSS et surtout la
Chine alimentaient en matériel de guerre l'armée de Giap comme le Vietminh.
Autrement, ce qui menace l'existence même d'Israël, c'est un scénario à la
vietnamienne, où les Palestiniens, de plus en plus nombreux, auraient des bases
arrières dans les pays musulmans. Et les Israéliens redoutent que les Américains
ne puissent ou ne veuillent l'empêcher.
LA "GUERRE DE LA DERNIERE CHANCE" OU LA VERITABLE STRATEGIE MILITAIRE D'ARIEL
SHARON.
Dans une interview fondamentale accordée au Figaro (21/04/2001), M. Ariel Sharon
laisse deviner à la fois son pessimisme et sa détermination. Jamais aucun
dirigeant israélien n'avait tenu des propos aussi durs. Confirmant sa volonté de
continuer le bouclage des territoires occupés (qui selon M. Hubert Védrine "
asphixie totalement l'économie palestinienne "), et de ne pas arrêter la
politique de colonisation, le Premier ministre déclare notamment : " îl est
exclu qu'Israël s'incline devant les terroristes, renonce devant ceux qui
encouragent les violences et les assassinats. (...) Je sais que les juifs ne
possèdent qu'un seul petit pays et que c'est l'unique endroit où ils ont à la
fois le droit et les moyens de se défendre. Je suis juif, juif avant tout. (...)
Comment peut-on avoir comme "partenaire" un Arafat qui est quelqu'un qui cherche
à vous tuer ? "
C'est bien là l'enterrement du "processus de paix". M. Sharon accuse directement
Yasser Arafat de téléguider les organisations islamistes Hamas, Dlihad et
Tanzim, ainsi que le Hezbollah libanais, et affirme que sa "garde
présidentielle" participe à la guérilla anti-israélienne, et qu'il encourage la
presse arabe à " faciliter l'action des terroristes ", accusations que MM.
Netanhayou ou Ehud Barak n'avaient jamais osé proférer. M. Saron poursuit en ces
termes : " Je connais les Arabes et les Arabes me connaissent. (...) Jérusalem
n'est pas négociable. Elle est la capitale du peuple juif depuis le roi David,
depuis exactement 3004 ans. (...) N'attendez pas des Israéliens qu'ils acceptent
qu'au coeur même de leur pays, un Etat palestinien dispose de forces armées.
Quelle solution avez-vous à nous sufggérer ? Que les Israéliens disparaissent
d'ici, qu'ils fassent leur reddition ? Nous avons toujours eu l'épée à la main,
nous allons continuer ".
M. Sharon dénonce ensuite les accords de Camp David comme une capitulation et
refuse d'envisager la création d'un Etat pour les Palestiniens et de leur
accorder plus de 42% des Territoires occupés. Ces déclarations sont bien entendu
analysées par ces derniers comme une déclaration de guerre.
En effet, ce que redoute M. Sharon mais ce à quoi, avec un fatalisme guerrier,
il veut préparer Israël, c'est bel et bien une guerre civile armée de grande
ampleur contre les Palestiniens, à l'intérieur des frontières de l'Etat hébreu.
Une guerre dure et désespérée, celle de la dernière chance. Contrairement à ce
qu'il prétend (voir plus haut), il sait que le temps ne joue pas pour Israël,
mais contre Israël. Car demain, dans moins de dix ans, ce ne seront plus des
adolescents armés de frondes, des policiers palestiniens munis de pistolets et
sans expérience des combats, ou des terroristes kamikazes que pourrait bien
affronter Tsahal, mais de véritables moudjahidin entraînés et parfaitement
armés, qui n'utiliseraient plus des mortiers artisanaux (ce qui est déjà un
signe inquiétant), mais des armes de guerre modernes transitant discrètement par
les pays arabes voisins.
M. Sharon sait bien aussi que ces moudjahidin seraient comme des poissons dans
l'eau, immergés parmi une population palestinienne de plus en plus nombreuse et
qui n'a rien à perdre ; que la population israélienne embourgeoisée ne
supporterait pas une telle guerre civile et fuirait en masse vers l'Occident ;
que les Etats-Unis, adeptes de la doctrine du zéro mort et d'interventions
strictement aériennes (qui ne seraient d'aucune utilité dans le cadre d'une
guerre civile sur un si petit territoire à forte densité), mais aussi en proie à
leur nouvelle "stratégie de l'indifférence", ne s'impliqueraient pas dans un tel
bourbier.
C'est pourquoi M. Sharon a rompu les accords d'Oslo, arrêté le "processus de
paix" et relancé les affrontements avec les Palestiniens, avec pénétration de
Tsahal dans les zones palestiniennes autonomes assorti du bouclage physique de
ces territoires. Il pratique ce que les stratèges nomment la guerre préventive.
(12) : frapper maintenant l'ennemi quand il est encore faible pour ne pas avoir
à l'affronter demain quand il sera fort. M. Sharon sait qu'Israël ne peut plus
maintenant compter que sur ses propres forces. Mais son pari est très risqué :
contrairement à l'opinion de Shimon Percez et à celle de toute la gauche
israélienne, il croit impossible la solution d'une entente et d'une cohabitation
pacifique avec les Arabes et estime l'affrontement inéluctable, pour des raisons
à la fois ethniques et religieuses. Ce qu'essaie de conjurer M. Sharon, c'est
une situation de type kosovar .
LE SCENARIO-CATASTROPHE POUR ISRAEL : LE "SYNDROME DU KOSOVO"
Une des grandes leçons de l'histoire, c'est que, dans les rivalités entre les
peuples et les nations, la puissance techno militaire compte beaucoup moins que
l'occupation démographique du terrain , provoquée à la fois par l'immigration et
l'ampleur des naissances. Les Balkans en offrent un exemple parfait. Les
Albanais musulmans ont fini par conquérir le Kosovo, jadis Serbe orthodoxe, par
des migrations constantes et une fécondité plus élevée. Le même phénomène se
produit aujourd'hui dans le nord de la Macédoine et le sud de la Serbie.(13)
L'Etat d'Israël s'est imposé en Palestine (entre 1945 et 1960), non pas tant par
la guerre de 1948, mais par une puissante immigration des juifs d'Europe
(traumatisés par les persécutions allemandes) vers la Terre promise de Moïse,
mais aussi par le fort taux de natalité des juifs nouvellement installés.(14) La
situation s'est aujourd'hui complètement inversée. La réflexion géopolitique
doit se pénétrer de ce constat qu'une des trames de l'histoire est la
substitution de population et que les territoires ne sont pas ethniquement
immuables. Les peuples se déplacent, naissent ou disparaissent très vite -- à
l'échelle d'un siècle -- tandis que les fleuves, les montagnes et les continents
bougent lentement -- à l'échelle de milliers de siècles.
Dans cette perspective, le "scénario catastrophe" pour Israël a été ébauché par
l'auteur de l'article de USA Bericht, cité plus haut, avançant que si les
Etats-Unis renoncent à soutenir militairement Israël, " compte tenu de la perte
de puissance des juifs, cela débouchera sur un nouvel holocauste. " Il entend
par là un scénario de type "africain", de style Rwanda, où un véritable génocide
serait commis contre les populations israéliennes par les peuples musulmans
voisins vainqueurs. Nous estimons cette vision des choses très excessive, car ni
les Palestiniens ni les Etats musulmans encerclant Israël ne prendraient le
risque, face à l'opinion publique internationale, de recourir à une telle
barbarie qui se retournerait inévitablement contre eux et discréditerait à
jamais leur cause. Les Etats limitrophes d'Israël, pas plus que les
Palestiniens, ne commettront l'erreur des autocrates européens des XIXè et XXè
siècles (Russie, Allemagne, Pologne) de tenter d'éradiquer par la force leurs
minorités juives.
En revanche, le scénario suivant semble plus vraisembable, pour les dix ou vingt
ans à venir et il aura été en partie inauguré sous Ariel Sharon (15) :
1) Une guérilla permanente s'installe en Israël et contre les "colons" juifs des
Territoires autonomes palestiniens.
2) Cette guérilla ne peut être maîtrisée militairement par Tsahal, qui ne peut
se permettre d'employer les grands moyens face à l'opinion internationale
3) Les Etats musulmans aident discrètement la guérilla, comme ils ont aidé les
Kosovars ; aucune grande puissance n'intervient militairement, d'autant que les
Etats-Unis poursuivent ("pacte pétrolier") une politique favorable à l'islam.
4) L'émigration juive hors d'Israël s'accélère (vers les USA et l'Europe), tout
comme le Kosovo a été abandonné par les Serbes.
5) Au terme du processus, au cours du XXIè siècle : un Etat palestinien se crée,
tolérant en son sein une minorité juive, bénéficiant d'un statut protégé,
garanti par la communauté internationale. On reviendrait, dans ce cas de figure,
à la case départ, c'est-à-dire la Palestine d'avant 1945. C'est-à-dire une
présence juive sans Etat juif.
Ce scénario (qui fait penser à celui de l'Afrique du Sud après la fin de
l'apartheid) est aussi celui que semble craindre une partie de la communauté
juive française. " C'est avec la plus grande inquiétude qu'on aborde l'avenir ",
peut-on lire dans l'éditorial de Israël Diaspora, Le Lien (16), qui commente les
récents événements d'Israël. La thèse défendue, très pertinente d'un point de
vue géostratégique, et même "géoreligieux", si l'on nous autorise ce néologisme,
est qu'il sera très difficile -- sans combat et sans menace permanente de la
force -- à une minorité juive organisée en Etat de se maintenir au sein d'un
espace géographique de peuples musulmans.
Dans la même veine, un ouvrage récent, Al Domi, où l'incertaine survie d'Israël
(17), édité par le Bnaï Brith, expose que la situation de l'Etat d'Israël n'est
pas tenable à moyen terme. La thèse est que malgré sa ténacité et sa pugnacité,
l'Etat-bunker d'Israël ne pourra pas éternellement résister aux peuples qui
l'entourent et qui sont déjà présents sur son territoire.
La solution pourrait-elle venir, comme le croit Shimon Peres (actuel ministre
des Affaires étrangères) et en réalité opposé aux stratégies de son Premier
ministre, M. Sharon, d'une "cohabitation pacifique" israélo-arabe, au sein de la
même unité politique ? La réponse est malaisée mais nous est peut-être fournie
par Aristote, qui, dans sa Politique , défendant une vision très pessimiste de
l'homme, affirmait qu'aucune Cité démocratique et harmonieuse ne pouvait et ne
pourrait jamais survivre s'il n'existait entre ses membres une philia (à
traduire par "parenté amicale" ou "connivence civilisationnelle"), qui n'existe
manifestement pas et n'a jamais existé entre les communautés musulmanes et
juives en Israël -- ni même musulmanes et hindoues ou chrétiennes en Asie.
Autrement dit, aucun Etat ne peut survivre sans un minimum d'homogénéité
civilisationnelle.
Reste la solution d'un apartheid de fait avec un Etat palestinien totalement
séparé d'Israël et qui vivrait pacifiquement à ses côtés. Malheureusement, on se
heurte à une dure réalité géopolitique que jamais les experts de l'ONU n'ont
relevé : pour qu'un tel Etat existe, il doit être par définition
territorialement unifié. Or les Palestiniens sont répartis entre la bande de
Gaza et la Cisjordanie, où leur imbrication avec les colonies juives est d'une
totale complexité. Sans parler des Arabes musulmans israéliens, qui se sentent
de plus en plus "Palestiniens" et qui, eux, sont dispersés sur tout le petit
territoire d'Israël.
Pour réaliser ce fameux "Etat palestinien", il faudrait procéder à des
"déplacements de populations" massives, aussi bien arabes que juives, de manière
à regrouper les Palestiniens sur un territoire précis. Mais lequel ? Cette
solution de la dernière chance est inapplicable. Force est d'en revenir à la
"théorie des catastrophes" du mathématicien français René Thom, qui assertait
qu' " il existe des problèmes sans solution dans un cadre donné " Pour lui,
certains problèmes ne peuvent être résolus que par une "catastrophe" (par
exemple, une guerre civile, une révolution, une crise, etc.) qui change le cadre
sémantique et pratique du problème.
De plus en plus d'Israéliens, depuis le début de la "nouvelle Intifada" de 2001,
beaucoup plus dure que la première, sont convaincus de vivre les débuts d'une
guerre civile ethnique qu'il sera beaucoup plus difficile de gagner qu'une
guerre classique militaire contre des Etats voisins.
Un seuil symbolique et psychologique a été franchi le 17 avril 2001 lorsque des
obus de mortier palestiniens sont tombés, non pas sur les colonies juives de la
bande de Gaza, mais en territoire israélien limitrophe, sur l'agglomération de
Sderot, à proximité de la ferme d'Ariel Sharon. Le ministre de la Défense,
Benyamin Ben Eliezer a déclaré ce jour même : " La situation va peut-être
s'aggraver ".
La population israélienne est sur la défensive, tandis que la pugnacité
offensive est du côté arabe. A cet égard, un signe ne trompe pas : la population
palestinienne civile participe aux affrontements, aux côtés des militants
islamiques armés et de la police de l'Autorité palestinienne ; en revanche, la
jeunesse israélienne se tient à l'écart de tout combat de rue, seule l'armée
intervenant.
CONCLUSION
Pour résumer, nous dirons que l'Etat d'Israël est géostratégiquement, menacé à
moyen terme de disparition, dans l'indifférence du reste du monde, qui va devoir
affronter au XXIè siècle des macro problèmes (18), et que le peuple juif
reviendra peut-être au système de la diaspora non-territoriale qui fut le sien
de l'invasion romaine jusqu'à1945. Tout en maintenant une présence en Palestine.
Ce n'est, bien entendu qu'une hypothèse qui mérite d'être débattue, mais qui
repose sur deux constantes géostratégiques de l'histoire de l'humanité. La
première est que la démographie est le principal facteur de la survie des Etats
-- surtout ceux de petite taille ; la seconde est que les Etats comportant une
trop grande hétérogénéité civilisationnelle interne ne sont pas durables. La
dernière leçon que nous pouvons tirer de toutes ces questions c'est qu'au siècle
où, plus que jamais, l'humanité devrait s'entendre pour régler des problèmes
massifs et collectifs (notamment écologiques) elle continue de se déchirer en
des conflits suicidaires où personne n'a totalement tort et ou nul n'a vraiment
raison, mais où, au fond tout le monde fait fausse route.
NOTES
(1) M. Clinton, qui était très pro-Israélien a échoué avec les accords de paix
de Wye Plantation dans l'indifférence générale de l'opinion américaine. Al Gore,
son dauphin, ouvertement financé par la communauté juive, a été battu par M.
Bush. Or ce dernier, dans son programme, comme le remarque le
pro-israélienWashinton Post , n'a fait que des allusions évasives au soutien
traditionnel à l'Etat hébreu. Manifestement, le Secrétariat d'Etat et le
Pentagone ont d'autres préoccupations. L'élection de M.Bush a été ressentie en
Israël comme un très grave revers.
(2) L'Egypte reçoit des USA une aide massive et de plus en plus importante, au
point d'être quasiment vassalisée. D'ici 2025, d'après la lettre confidentielle
Intelligence et Sécurité, (janvier 2001), les USA prévoient d'investir 57
milliards d'euros (374 milliards de francs). Un programme de missiles de
nouvelle génération de plus de 10 milliards de francs est offert à l'Egypte,
ainsi que des chasseurs F15, des chars M1-A1, des hélicoptères Apache et une
réorganisation de l'administration civile du pays selon les méthodes
américaines.
(3) Notamment, outre Colin Powell comme chef de la diplomatie, et qui est très
hostile au Likhoud, on trouve Mme Condoleeza Rice (conseillère à la Sécurité et
chargée des relations avec l'Europe et la Russie).
(4) Fusées à charges classiques de courte portée, de fabrication russe, lancées
sur Israël par l'Irak pendant la guerre du Golfe. Imprécises, elles firent peu
de dégâts. Les Américains se contentèrent de fournir aux Israéliens des
batteries anti-missiles Patriots. d'une efficacité très moyenne.
(5) Un tel accord eut obligé les USA a engager des troupes au sol contre les
Arabes pour protéger Israël, ce qui est incompatible avec la doctrine du zéro
mort.
(6) In Genèse et actualité de la stratégie pro-islamiste des Etats-Unis, par
Alexandre Del Valle, paru dans Au fil de l'épée, revue géopolitique belge
(recueil N°13, septembre 2000)
(7) La Légion du travail et la Jeune Garde de Hachomer Hatzair et
les organisations Brit Shalom, "Alliance pour la Paix" et Ihoud, "l'Union").
organisaient les départs de colons.
8. Kfar Darom est située non loin de la frontière avec le Sinaï égyptien.
Netzarim constitue un "verrou" stratégique entre le port de Gaza et la ville de
Khan Younis.
9. La "méthode du Docteur Coué" est une technique psycho-sociologique qui
consiste à asséner un point de vue ou une réalité non avérés, afin de les rendre
réalisables par osmose de persuasion et mobilisation des volontés. Ses résultats
sont aléatoires.
10. Les Etats-Unis (aides et investissements privés) injectent déjà 48 milliards
de dollars par an à l'Egypte, soit 2,6 fois plus qu'à Israël. D'autre part,
aucun signe n'indique la moindre baisse structurelle à moyen terme des revenus
pétroliers des Etats de la région. Leurs ressources, et notamment celles de
l'Arabie, sont entre les mains des compagnies anglo-saxonnes qui n'ont aucun
intérêt à voir baisser les cours. Notons aussi que la prospérité des pays arabes
du Moyen-Orient, de plus en plus peuplés, est plus intéressante pour les
cyniques USA (comme marché, qui achète et rapporte) que celle du petit Etat
d'Israël (qui coûte cher sans beaucoup rapporter).
11. Carl Schmitt, La notion de politique, théorie du partisan (traduit de
l'Allemand), préface de Raymond Aron, Calmann-Lévy, 1976 ; et Le nomos de la
Terre ( également traduit de l'Allemand) PUF, 2001. Pour Carl Schmitt, le
"combattant partisan irrégulier" est plus efficace que le "soldat officiel", à
condition qu'ils soit secrètement aidé par des Etats extérieurs.
12. La thechnique des "guerres préventives" a été utilisée par Louis XIV contre
la Hollande, par Napoléon contre l'Espagne, la Prusse, l'Autriche et la Russie,
puis par l'Allemagne contre l'URSS en 1942.
13. Les populations d'origine albanaise dans les Balkans ont un taux de
fécondité de 3,1, contre 1,5 pour les Serbes et Croates, d'après l'OMS (chiffres
de novembre 1998 à janvier 2001).
14. Dans la tradition sioniste, pénétrée d'une mémoire historique très ancrée,
l'instauration de l'Etat d'Israël à la fin de la dernière guerre mondiale n'est
que la répétition, à la fois géopolitique et métaphysique, de la fuite d'Egypte
évoquée par l'Ancien Testamenbt. Le peuple hébreu, persécuté par l'Egypte, se
réfugie dans la terre promise, comprise entre la Mer morte et la Méditerranée.
Quatre mille ans plus tard, le même scénario se répète.
15. La biographie de M. Sharon est très instructive. C'est un "faucon", qui veut
en découdre. Surnommé le "bulldozer", élu Premier ministre le 6 février 2001 à
la tête d'un gouvernement d'union nationale, il est né en 1928 en Palestine de
parents originaires de Biélorussie. Sioniste hertzelien, il a travaillé dans les
kiboutzim comme agriculteur avant de s'engager dans l'armée à 17 ans, où il fut
deux fois blessé et où il finit général. Ministre de la Défense en 1982, il
ordonna l'occupation du sud-Liban et impulsa la politique de colonisation à
Gaza, dans le Golan et en Cisjordanie. Peu populaire à l'époque, il fut accusé
par une commission d'enquête israélienne d'avoir eu une " responsabilité
indirecte " dans les massacres des camps de réfugiés de Sabra et Chatila
perpétrés par une milice chrétienne libanaise. A la suite de quoi, il dut
démissionner. Il a été accusé par la gauche travailliste israélienne (et
notamment par Shimon Pérès, qui vient pourtant d'entrer dans son gouvernement)
d'avoir intentionnellement provoqué la " nouvelle intifada " et le soulèvement
palestinien par sa visite " provocatrice " sur l'esplanade des Mosquées de
Jérusalem, le 28 septembre 2000. Il vient de publier son autobiographie qui
s'intitule " Un guerrier ".
.
(16) Israël - Diaspora, Le Lien, lettre d'information de politique
internationale fondée en 1981, N°) 156, 13 mars 2001.
(17) Ouvrage collectif édité (janvier 2001) par le Bnaï Brith dans la collection
"Unité Judaïsme Pluriel", sous le pseudonyme de Michel-Yves Brenner. Al domi
signifie en hébreu "ne garde pas le silence". Ce livre estime que la survie même
de l'Etat d'Israël est menacée.
(18) Ces "macro problèmes" sont : la ligne de fracture Islam Europe et Russie,
et Islam Inde, la rivalité envenimée Chine-Etats-Unis, le vieillissement
démographique de l'Occident et du Japon, lourd de crises économiques,
l'instabilité chronique de l'Afrique noire, les risques épidémiques accrus et
surtout la menace d'une catastrophe écologique au XXIème siècle du fait de
l'industrialisation de la planète : réchauffement de l'atmosphère,
désertification, épuisement des terres arables et des réserves halieutiques,
etc.