Le Système-zombie et la crise migratoire

06/08/2015 On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et c’est là toute l’histoire de la modernité occidentale et de son libéralisme triomphant. Ainsi, le Marché et le Droit étaient censés venir à bout de l’Histoire et de ses guerres par l’avènement d’une humanité nouvelle sans autre aspiration que la réalisation des désirs particuliers de chacun. L’échec est total. Non seulement la modernité occidentale à la sauce libérale conduit le monde à la ruine; non seulement elle organise méthodiquement la guerre de tous contre tous dans une tentative désespérée de faire cohabiter tous les égoïsmes concurrents; non seulement elle réussit le tour de force de multiplier les conflits locaux ou régionaux et de paver la voie au retour des grandes guerres qu’elle prétendait éviter; mais elle exige aussi d’être adorée et considérée comme un modèle de vertu indépassable, glissant dès lors inexorablement vers ce totalitarisme dont elle se croyait également l’antidote. La faillite est donc complète, parfaite et pour tout dire exemplaire. Pourtant, cette modernité pervertie, cet empire libéral mondialisé devenu «Système», aligne une puissance de feu telle désormais qu’il ne peut même plus s’effondrer naturellement. Reste dès lors une sorte d’empire déjà mort mais incapable de mourir tout à fait en même temps, un Système-zombie en somme, croulant sous le poids des crises qu’il engendre, qu’elles soient écologique, géopolitique, économique ou, comme aujourd’hui, migratoire.

Des responsabilités clairement établies
Si nous avons ratissé large dans ce paragraphe introductif, c’est que nous avons cette manie, que nos lecteurs connaissent bien, de toujours vouloir replacer chaque crise qui survient dans la vérité de sa situation globale. C’est-à-dire celle du lent naufrage de notre Hyper-Titanic, de l’impossible agonie de cette contre-civilisation dont l’effondrement au ralenti se manifeste par la multiplication infinie de crises toujours plus insolubles.
En l’espèce, la crise de la migration qui fait de la Méditerranée l’épouvantable cimetière que l’on sait, avec plus de 2000 migrants noyés en six mois, ne doit donc rien au hasard. Ses causes sont clairement identifiées pour avoir été orchestrées par ceux-là même qui en déplorent si bruyamment les effets aujourd’hui et qui, pourtant, s’ingénient à répéter leurs erreurs, si tant est que l’on puisse raisonnablement parler d’erreurs là où la persévérance dans l’«erreur» justement, finit tout de même par ressembler furieusement à une stratégie.
Le président tchèque Milos Zeman a quant à lui clairement désigné les responsables en rappelant récemment que «les Etats-Unis et les pays européens qui ont participé à des interventions militaires en Irak, Syrie et Libye sont coupables de l'afflux actuel des migrants en Europe» (1). C’est-à-dire les folles activités guerrières du Bloc atlantiste, porte-drapeau et porte-flingue de notre modernité pervertie, et que nous dénonçons inlassablement ici.

Les vertus de l’inculpabilité
Et comme le relevait avec sa pertinence habituelle Philippe Grasset sur son site Dedefensa.org, Zeman aurait pu insister davantage sur «l’entraînement zélé des puissances occidentales à entrer dans la guerre-contre-Assad, à conchier l’Iran, à liquider Kadhafi dans les conditions humanistes qu’on sait pour libérer la Libye et la laisser à ses tendances naturelles de la démocratie créative ; parallèlement et pour compléter l’arsenal de leurs performances, l’activisme zélé du bloc BAO pour promouvoir, équiper, encourager, armer, etc., tout ce qui peut s’imaginer de plus extrémiste en fait d’islamisme, pour déboucher sur le Frankenstein parfait qu’est Daesh/État Islamiste. L’ensemble a constitué bien entendu l’espèce de bombe même pas à retardement puisque l’effet est direct, (…)  tout cela pouvant et devant être considéré comme le coup d’envoi de la Grande Crise de la Migration, notablement en avance sur l’horaire
Autant d’ignominies promues au passage sous le sceau de cette vertu indépassable revendiquée par le Bloc atlantiste à chacune de ses infamies, et soutenue par cette formidable inculpabilité qui avait fait dire par exemple à l’ex-tueur en chef de l’OTAN Rasmussen que la sanglante ratonnade en Libye était une «glorieuse page d’histoire pour l’OTAN»; ou qui avait permis à la Secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright d’assumer sans sourciller la mort de 500'000 enfants lors de la l’embargo sur l’Irak (2).

Vers la «vie liquide»
Reste qu’une telle constance dans «l’erreur» – puisque finalement toutes, absolument toutes les vertueuses guerres messianiques conduites par le Bloc atlantiste «pour la liberté» se sont soldées par des désastres – laisse véritablement songeur. Et c’est là que l’on est forcé de soupçonner dès lors ce goût immodéré pour l'erreur à répétition d’être une véritable stratégie. Tout d’abord cette stratégie du chaos avérée dont on sait combien, d’une guerre à l’autre, d’une infamie à l’autre, la puissance américaine tire bénéfice au Moyen-Orient notamment.
Mais s’agissant de la crise migratoire dont on pourrait penser de prime abord qu’elle n'est qu'un dommage collatéral, la question se pose en fait de savoir si elle ne serait pas plutôt un bénéfice collatéral pour l’Hyper-classe dominante de l’empire libéral mondialisé?
Comme l’avait souligné Marx, la société libérale est en effet contrainte «de révolutionner constamment l’ensemble des rapports sociaux», ajoutant que «cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise [ou époque moderne], de toutes les précédentes.» Pour une telle société, disait-il, «le but final n’est rien et le mouvement est tout» (3).
Ce besoin de désordre et de mouvement perpétuels, que l’on observe au sein même des sociétés libérales avec les assauts permanents conduits pour détruire ce qu’il reste encore de la Tradition, de la famille, de la nation ou de la religion, obéit ainsi à la nécessité pour le Système de disposer d’individus sans repères, sans morale, sans éthique et totalement concentrés sur la satisfaction promise de leurs désirs particuliers (4). Individus auquel on concèdera volontiers un supplément d’âme à bon marché de loin en loin, en les mobilisant dans l’insignifiance des débats sociétaux (qui contribuent largement à l’avènement de la guerre de tous contre tous par ailleurs). 
Mais c’est aussi une société de la disponibilité totale obligatoire, de la mobilité perpétuelle des individus au service de l’emploi raréfié et des impératifs du Marché qui est visée. Des individus forcés à une «vie liquide» donc, sans attaches, sans racines, sans possibilités de construire des liens sociaux durables et donc des «récits de vie cohérents» (5). Et dont l’âme suspendue représente ainsi une proie facile pour la religion consumériste.

Dommages ou bénéfices collatéraux?
Et c’est là que se dessine le parallèle avec la crise de la migration. Car finalement, pour l’hyper-classe dominante qui profite réellement du Système, les grands mouvements migratoires ressemblent bel et bien à une aubaine.
Ils contribuent en effet à la désintégration accélérée des spécificités culturelles au travers d’un brassage de population à but essentiellement marchand (6); ils permettent «d’éduquer» les migrants à la nouvelle religion libérale dont ils sont supposés renvoyer la bonne parole à domicile; ils aident à la destructuration de ces nations honnies par un mécanisme de substitution rampante des populations; ils fournissent enfin une main d’œuvre corvéable à bon compte pour palier la chute des natalités naturelles inhérentes aux sociétés libérales justement. 
Certes, il n’y a pas de «complot» pensé aux fins de provoquer ladite crise migratoire. Mais il est probable que dans les esprits déviants de l’hyper-classe apatride du Système libéral mondialisé, la crise de la migration est donc moins un dommage collatéral à leurs gesticulations militaires qu’un placement bénéficiaire à long terme, notamment pour l’avènement de ce gouvernement mondial sur une grande société libérale unique qu’ils appellent de leurs vœux.
Laissons en effet une vertu à notre Système-zombie, celle de tout dévorer et donc de savoir se nourrir de tout, y compris et peut-être même surtout de la souffrance et du chaos qu’il génère.
Mis en ligne par entrefilets.com le 6 août 2015
 

(1)      Crise des migrants: le président tchèque pointe les responsables

(2)      Madeleine Albright assume la mort de 500'000 enfants irakiens

(3)      Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale

(4)      «Le développement de l'égoïsme et des «vices privés» demeure ainsi, en toute circonstance, le seul soutien culturel possible de la Croissance économique.» L’empire du moindre mal 

(5)      L’empire du moindre mal

(6)      «L’économiste américain Milton Frideman célèbre ainsi dans le Marché le mécanisme magique permettant d'unir quotidiennement «des millions d'individus, sans qu'ils aient besoin de s'aimer, ni même de se parler». Et il y a, malheureusement, tout lieu de craindre que ce que le Spectacle officiel nous invite, en permanence, à applaudir aujourd'hui sous le terme séduisant de «métissage» ne soit que l'autre nom de cette simple unification juridique et marchande de l'humanité. Un monde intégralement uniformisé, où l'Autre est beaucoup moins compris comme le partenaire possible d'une rencontre toujours singulière, que comme un pur objet de consommation touristique et d'instrumentalisations diverses.» L’empire du moindre mal