Comprendre
Extrait de Liban, des rêves et du sang. 1991

Peu avant l'invasion syrienne du 13 octobre, le gouvernement issu des accords de Taëf avait, dans le but de déstabiliser Aoun et de pousser la population à la révolte, décrété le blocus des régions chrétiennes.
Celui-ci s'était considérablement intensifié au cours de la quinzaine précédente. Dès le mercredi 26 septembre, le bidon d'essence à 10'000 LL, passa dès 9 heures ce jour-là à 13'000 LL. A midi, le prix grimpa à 20'000 LL et le lendemain le prix enfla à 35'000 LL pour plafonner dès le soir à 50'000 LL. Même à ce prix, on avait de la difficulté à s'approvisionner et l'essence devenait introuvable. La paralysie quasi totale du secteur Est s'installa donc de manière foudroyante. En ce qui concernait les denrées alimentaires, les prix augmentèrent aussi au prorata de leur rareté, ainsi, la tomate, cultivée essentiellement dans le Kesrouan, passa de 300 à 1'800 LL le kilo, la pomme de terre de 400 à 2'000 LL et le haricot sec à 3'000 LL.
Cette tactique ne porta pas ses fruits et la popularité d'Aoun demeura intacte. D'ailleurs le gouvernement Taëf ne dissimulait pas ses intentions. Ainsi, lorsque le Ministre de la Défense Albert Mansour répondit aux journalistes qui lui demandaient si ce blocus ne lui posait pas de problèmes éthiques, celui-ci précisa : "Peu m'importe que des enfants ne mangent plus, peu m'importe que des malades n'aient plus de médicaments. Les gens n'ont qu'à venir à l'Ouest pour manger ou se faire soigner. Il faut que le peuple comprenne que le seul responsable de ses malheurs est le Général Aoun et sa milice de militaires rebelles". A cela il ajouta encore des calomnies à l'encontre de la Croix Rouge Libanaise de l'Est pour justifier l'interdiction de circuler, entre les régions Est et Ouest, dont elle était frappée. Il eut à ce propos le culot d'affirmer que les ambulances de la CRL ne servaient pas au transport des malades mais au trafic de drogues en provenance de la région Est. Comme pour mieux illustrer leur trahison, ce furent les ministres phalangistes comme Edmond Rizk et Georges Saadé en particulier, qui surenchérirent le plus dans ce registre infamant, contrastant d'ailleurs avec l'absence totale de déclarations des ministres musulmans tel que Nabih Berri, chef de la milice Amal, ou druze comme Walid Joumblatt, chef de la milice PSP.
Aussi, contre toute attente, le dimanche 30 septembre, en dépit de la pénurie d'essence et malgré l'isolement dû au blocus, François se noya dans une foule de quelques 250'000 manifestants qui se rassemblèrent à Baabda sous les balcons du Palais du Peuple.
C'était en effet comme cela que le Général Aoun avait rebaptisé le Palais de Baabda, suite aux formidables manifestations de décembre 1989 et janvier 1990, qui avaient déjà mis en échec un premier plan d'invasion syrienne. Dès le lundi premier octobre, un processus nouveau se mettait en place et des rassemblements de foule s'organisèrent devant les barrages pour réclamer la levée du blocus. Le mot d'ordre donné fut de tendre la main à l'adversaire en ne le considérant pas comme un ennemi, mais seulement comme un adversaire qui se serait trompé sur les moyens de faire triompher sa cause.
L'un de ces premiers rassemblements eu lieu au passage de Nahr el-Mott dans la nuit du premier au deux octobre 1990. Les manifestants s'étaient pacifiquement réunis sur ce point de passage gardé par la milice des Forces Libanaises. Sur des manifestants armés de bougies et de flambeaux, les miliciens des Forces Libanaises ouvrirent le feu à la mitrailleuse, au mortier et au canon de char.
Ce carnage se solda par le massacre de 27 civils et un premier bilan de 85 blessés. Appelés à s'expliquer sur ce dérapage , le commandant en chef de la milice des FL, le Général Fouad Malek, expliqua ce qu'il qualifia de méprise en rendant responsable l'obscurité dans laquelle ses hommes avaient cru à une attaque de l'armée du Général en reconnaissant, selon ses termes, des soldats en uniforme, mais sans pour autant voir les civils...
Le lendemain, les églises des deux Metn sonnèrent le glas d'une façon ininterrompue de midi à minuit. Pour tout commentaire, le Patriarche maronite Sfeir crut bon de condamner le clergé des deux Metn pour avoir sonné le glas sans autorisation préalable de leur hiérarchie. Son attitude ne surprit personne puisqu'il avait toujours pris le parti de l'oppresseur, s'attirant ainsi le mépris silencieux du bas clergé et celui, clamé haut et fort, de la population chrétienne dont il était sensé être un chef spirituel.
Malgré ce massacre, les manifestations se poursuivirent durant la première semaine d'octobre d'abord à Dawar, puis à Aïn Tefaa, puis à Monteverde, puis encore à Kafaat ou près de 80'000 personnes se réunirent. Ce fut ensuite à Dar el-Wahch, sur la ligne de démarcation entre Kahalé et Aley, où de 100'000 à 200'000 personnes, selon les sources, s'acheminèrent par des moyens de fortune. A cette occasion, François avait pu voir les druzes venir à leur rencontre mais un contingent de l'armée syrienne s'interposa et les dispersa avant qu'une jonction puisse s'opérer.
Il était clair que les Syriens n'allaient pas laisser se produire un quelconque rapprochement entre les Libanais. Pourtant ce soir-là, de retour à Homel, on avait pu voir à la télévision une immense file de voitures et d'autobus venir de Jezzine (Sud-Liban) à Moukhtara, fief du leader druze Walid Joumblatt, où ce dernier prononça un discours qui laissa présager d'une réelle volonté d'alignement de sa part au plan de libération du Général Aoun. C'est en tous cas ce que pouvait laisser inférer ces mots qu'il prononça à cette occasion : "...alors que de très graves remaniements régionaux sont en train d'intervenir au Proche-Orient, il est temps pour les Libanais de réfléchir ensemble à leur avenir commun...".
La semaine de manifestation pacifique débutée dans l'horreur semblait porter ses fruits en ce dimanche 7 octobre 1990. Dès le lundi suivant une manifestation eut lieu cette fois à Kfarchima puis à Choueifât. Au milieu d'une foule de près de 200'000 personnes, François applaudit avec tous les manifestants lorsqu'à 150 mètres, de l'autre côté des lignes, il vit se dérouler au balcon d'un immeuble de l'Ouest un immense drapeau libanais. Ce fut la première réponse ouverte du peuple de l'Ouest à l'appel des foules de l'Est. Même si cette réponse fut timide, du moins s'était-elle manifestée clairement.
Le lendemain, mardi, la foule progressa de Hadeth vers le Hezbollah et des immeubles de la banlieue Sud, les familles sortirent elles aussi à sa rencontre. Quelques uns s'essayèrent même à danser timidement mais, là encore, la présence massive de troupes syriennes les dissuadèrent de rejoindre la foule de l'Est. Toutefois leur simple présence revêtit l'aspect d'une victoire sans précédent.

Ce fut ce mardi 9 octobre que le Conseil, issu de Taëf, se réunit en Conseil des Ministres pour demander une assistance militaire à la Syrie en vue de renverser le Général Aoun.
La semaine fut encore marquée politiquement par une visite houleuse de l'ambassadeur français René Ala, au "Président" Elias Hraoui. Une visite après laquelle ses voitures d'escorte furent interdites de passage au barrage des franciscaines, rue Badaro. S'en retournant alors au Palais de l'Ouest pour obtenir une explication ou, tout au moins, des garanties sécuritaires quant à son passage, une source bien informée et en place au Palais rapporta que lorsque René Ala fut à nouveau introduit auprès du "Président" libanais, Madame Hraoui aurait fait irruption dans le salon et, en arabe, aurait lancé à son époux : Ce "charmout" (putain) de français est encore là ?
S'en était suivi une altercation entre le "Président" et René Ala qui, comprenant l'arabe, avait fait remarquer à son éminent interlocuteur que ces propos n'étaient pas digne des responsabilités qui lui incombait, puis il avait quitté le palais. De retour au barrage, il se vit à nouveau interdire le passage de son escorte et, au mépris de tous les dangers, ce fut à pied qu'il choisit de passer, alliant ainsi symboliquement son sort à celui du peuple libanais.
Parallèlement, le porte-parole du Département d'Etat américain annonçait que l'administration Bush s'opposait à tout règlement de la crise libanaise par la force.
Dès le mercredi 10 octobre, au vu de la solidarité quasi unanime observée lors des manifestations sur les points de passage, pour la foule de l'Est le Général avait gagné. Joumblatt demanda même à ce moment la démission du gouvernement issu de Taëf, qu'il avait toujours accusé d'incompétence et de corruption. Chacun pensait aussi que la France faisait un travail formidable par l'intermédiaire de l'ambassadeur René Ala pour soutenir le peuple du Liban et son gouvernement légitime. Il ne s'agissait donc plus que de tenir trois ou quatre jours, le temps de trouver une stratégie commune visant à éviter l'humiliation aux chefs de bandes de l'Ouest, condition sine qua non de leur réalignement à la légalité constitutionnelle du gouvernement Aoun. Le jeudi 11 octobre, au passage de Kafâat, des bergers, venus de la banlieue-sud du Hezbollah, convoyèrent un troupeau d'une centaine de moutons destinés à l'approvisionnement en viande des foules de l'Est. Tout le monde savait également que les druzes faisaient passer chaque nuit des citernes d'essence à l'Est, de sorte que l'intransigeance des manipulateurs de l'Ouest ne fut plus comprise que comme une stratégie destinée à leur sauver la face en attendant le compromis. Pendant ce temps-là, les troupes syriennes encerclaient massivement les régions libres et, le vendredi 12 octobre, une grève générale fut décrétée dans les régions Est.
De son côté, Monsieur Uri Lubrani, haut responsable israélien de la coordination des affaires libanaises, déclarait que son pays s'opposait à toute intervention militaire syrienne dans les zones tenues par le Général Aoun.
La population se massa encore autour du Palais de Baabda ce jour là et le Général apparut. Les ovations que lui fit la foule, galvanisée par des espoirs qu'elle était sûr, pour la première fois, de voir aboutir, atteignirent une intensité bouleversante. Puis, alors lorsque la voix du Général envahit la place, les chants et les cris retombèrent pour faire place à un silence religieux. Chacun avait le cœur serré par l'émotion, pétrit de ce désir d'une liberté qu'il voyait se profiler dans la silhouette menue du Général. Soudain, alors qu'il remerciait la foule attentive pour son combat, trois coups de feu éclatèrent en provenance des manifestants. Les détonations se répercutèrent dans la foule par autant de tressaillements, comme si elle fut le corps sur lequel on avait tiré. Un bref mouvement de panique agita ce corps désemparé, hurlant soudain de milliers de bouches affolées. Devant l'homme qui tenait encore son revolver, des parties de ce corps se jetèrent, offrant leurs chairs pour empêcher ce qui ne pouvait se produire.
La troisième balle tua l'un des gardes du corps du Général. Aussitôt ceinturé par la foule qui s'était refermée sur lui, l'homme fut désarmé et remis aux mains de la garde présidentielle à qui il avoua, sans plus de précision, avoir été mandaté par l'Ouest pour assassiner le Général Aoun.
Ce dernier avait alors terminé son discours et, à la surprise générale, demandé aux manifestants de rejoindre leurs domiciles et de ne pas réitérer le sit-in pourtant victorieux de l'année précédente. Un peu désemparée, la foule obtempéra tout de même et, au soir de ce vendredi, la population de l'Est apprit, en rentrant chez elle, la mobilisation en alerte rouge de l'armée du Général Aoun.
Là encore, le geste ne fut perçu que dans le
cadre d'une comédie nécessaire. Le Week End arrivait et les manifestations prévues seraient encore plus belles et plus porteuses de fruits que les précédentes...
A sept heures du matin, le samedi 13 octobre, les avions syriens piquaient en
vagues successives vers la colline de Baabda, siège de la présidence. Immédiatement, les batteries de l'armée syrienne, bien sûr, mais de l'armée libanaise de l'ouest aussi et des milices pro-syriennes encore, déclenchaient un pilonnage sans précédent.

Témoignage d'un médecin français
Hébété, François, un médecin français qui habitait dans la région, se décida enfin à courir à travers champs en direction de Hadeth pour rejoindre les premiers immeubles de la ville où habitait l'un de ses jeunes assistants. C'est là qu'il retrouva Michel et sa famille, tous frappés d'une stupeur terrifiée. Chacun avait compris que tout était fini. De la liesse et des espoirs prometteurs de la dernière semaine ne restait que ce sentiment d'effroi incompréhensible, de défaite absolue, de sinistre traîtrise et d'abandon.
Il était sept heures trente lorsque la famille de Michel, accompagnée de François, se décida à rejoindre coûte que coûte l'abri du quartier aménagé dans un atelier de couture situé dans la cave d'un immeuble voisin moins exposé. Le sol était déjà jonché de gravats et l'air strié de balles et d'éclats d'obus dégageait une odeur de poudre qui leur séchait la gorge. Enfin, à travers le brouillard malodorant de la bataille, il s'engouffrèrent dans l'abri.
Dans la pénombre des lieux, François se fraya un passage au milieu d'une foule accroupie, tétanisée par la terreur. Terrées dans les recoins les plus obscurs, les femmes serraient des enfants gémissants contre leur poitrine. Combien de fois avait-il vu cette scène, il ne s'en souvenait pas sauf qu'à chaque fois, il avait l'impression de n'avoir jamais rien connu d'autre. Les regards croisés au hasard des lueurs de l'abri ne trichaient pas. Personne n'essayait de donner le change en affichant même un certain fatalisme, car tous savaient que ce jour déciderait de leur vie ou de leur mort.
A sept heures 45, la radio officielle crépita et le speaker annonça, d'une voix monocorde, que le Général Aoun avait quitté Baabda en direction de l'Ambassade de France pour s'y "réfugier". En réalité, l'ambassadeur René Ala devait expliquer trois jours plus tard, dans une déclaration à l'AFP, que le Général Aoun n'avait pas demandé à venir à l'Ambassade mais qu'il lui avait été signifié de s'y rendre comme étant une modalité à l'établissement d'un cessez-le-feu. Pourtant, contraint de rester à l'Ambassade et privé dès lors de tous moyens de communication officieux, comme les radios militaires, le Général se retrouva dans l'impossibilité de poursuivre la direction d'une éventuelle contre-offensive.
Le bombardement incessant fit ensuite place aux bruits du combat à l'arme légère et, vers huit heures, il y eut un mouvement de repli dans l'abri. Les gens qui étaient restés dans les escaliers vinrent s'entasser dans le fond de la pièce. François regarda Michel machinalement, mais chacun détourna ses yeux spontanément juste avant que leurs regards ne se fussent vraiment croisés. Il en était de même pour tous. Face à l'imminence d'une mort probable, chacun était comme détenu en lui-même, incapable de communiquer, cherchant désespérément un simulacre de quiétude dans le tourment de la peur. Quelques gémissements de jeunes gens trouèrent l'espace, puis, plus rien. Un silence total, hermétique s'installa comme une masse fût tombée. Il y eu d'abord des cris au dehors, puis, un bruit de bottes dans l'escalier annonça inéluctablement ce que personne ne voulait, ne pouvait encore croire. Ils étaient là.
Quelques secondes plus tard, le premier soldat syrien entra dans l'atelier. Il arborait la tenue rosâtre des commandos de Hafez el Assad, signe qu'il n'en était pas à son premier massacre. En hurlant, il bondit sur la longue table traversant le local de part en part puis, toujours en criant dans un dialecte incompréhensible même pour la plupart des Libanais présents, il marcha de long en large sur la table en brandissant son poing gauche, les phalanges blanchies sur une grenade dégoupillée. Il tenait sa kalachnikov à l'israélienne, en bandoulière, et son index fléchi sur la détente ne tremblait pas. "Il avait pourtant aussi peur que nous", m'avait précisé François.
Dans la faible lumière du local, le soldat scrutait des regards où il ne reconnaissait que sa propre peur. Ses yeux exorbités et vitreux témoignaient de l'enfer qu'il venait de vivre lui aussi. Dans les champs ravagés de la ligne, les Syriens avaient perdu huit chars d'assaut et quelques 250 à 300 hommes selon les estimations.
"Ahlan wa sahlan" (soyez les bienvenus) murmura un homme, la mort dans l'âme. A côté de François, un jeune homme bâillonna in extremis sa fiancée pour qu'elle ne crachât pas au visage du soldat qui passait devant eux. C'était le signe de l'impuissance, de la liberté qui, en un instant, basculait dans l'asservissement. Profitant de la pénombre, Michel expliqua à François ce que le Syrien avait crié : si personne ne bougeait, tout se passerait bien...
"Hakîm, Hakîm !", François s'était raidi. Dehors, au milieu du fracas des armes automatiques, quelqu'un cherchait un médecin.
Dans l'abri, chacun avait une fois ou l'autre rencontré dans un dispensaire le "Hakîm Fransâwî", le médecin français. Pourtant, par peur du piège, personne ne le désigna et il se fit connaître de lui-même au soldat syrien. Le père de Michel proposa de l'accompagner, mais François lui préféra son fils avec lequel il avait l'habitude de travailler et qui, de surcroît, n'avait pas charge de famille.
Plus loin, dans une petite maison voisine, le même scénario s'était produit sauf que, là-bas, tout avait basculé lorsque le syrien avait jeté sa grenade dans la cave. Un père et son fils y étaient réfugiés et le jeune garçon avait alors tenté de rejeter l'engin qui explosa beaucoup trop tôt. Lorsque François était arrivé sur les lieux, le père avait un œil énuclée et le ventre criblé d'éclats. Le fils, amputé de sa main, regardait son moignon de chair en lambeaux, frappé d'une horreur incrédule.
Alors que François s'affairait à administrer les premiers soins Michel repartit en quête d'un véhicule en état de marche. Quelques minutes plus tard, il réapparut avec une BMW empruntée près de son immeuble et miraculeusement épargnée. Le trajet jusqu'à l'hôpital Ste Thérèse, situé non loin de là, se fit encore sous la mitraille mais sans encombre sauf qu'à plusieurs reprises, il fallut arrêter le véhicule pour dégager la route des troncs d'arbres qui s'y étaient abattus.
Ce fut le docteur Pierre Daccache, ancien député chrétien, assisté d'un jeune médecin et d'une équipe d'infirmières qui prirent immédiatement les blessés en charge. L'hôpital ayant lui même été pris pour cible pendant l'attaque, les blocs opératoires habituels avaient été touchés et l'équipe en avait improvisé un au premier étage. Dans l'un des lits de la salle de réanimation gisait, encore consciente, une jeune infirmière d'une vingtaine d'année frappée en plein cœur par un éclats d'obus tiré sur l'hôpital. Sur la couche voisine, un soldat libanais touché à la tête délirait.
François s'était mis au service du docteur Daccache qui le connaissait bien et à neuf heures, le docteur décidait d'intervenir sur la jeune infirmière dont la tension venait de chuter considérablement malgré l'abondance des transfusions de sang. Le bloc opératoire improvisé dans la chambre voisine la reçut à 9 heures 15 et l'équipe chirurgicale en ressortit une demi-heure plus tard.
L'infirmière avait succombé.
Aux alentours de 9 heures 30, sur les ondes de la radio officielle du Liban, François entendit la voix décomposée du Général Aoun annoncer sa reddition en ces termes : "Au vu des circonstances politiques et militaires, afin d'épargner le sang et pour sauver ce qui peut encore l'être, je demande à tous les soldats de prendre leurs ordres auprès du général Emile Lahoud". Ce dernier était commandant en chef de l'armée de l'Ouest sous contrôle syrien.
Presque au même instant, une troupe syrienne investissait l'hôpital à la recherche de soldats libanais blessés. D'abord molestée et insultée, l'équipe du Dr. Daccache se réunit autour de lui et des pourparlers s'engagèrent. Tractations durant lesquelles le Dr Daccache présenta François comme médecin français. Le capitaine syrien, d'abord surpris, le salua respectueusement en lui demandant ensuite de ne pas juger la Syrie sur... "des clichés". Derrière lui, un radio en civil arborant un bandeau noir qui lui cerclait le front souriait : un Hezbollah. Pendant ce temps, d'autres partisans de cette milice iranienne mettaient à sac l'hôpital en volant tout ce qu'ils pouvaient emporter. Tous quittèrent ensuite l'hôpital alors qu'au dehors les combats à l'arme légère faisaient toujours rage. Ce ne fut qu'à partir de onze heures que les combats faiblirent d'intensités conjointement à l'arrivée des premières troupes d'occupations définitives.
Ce fut aussi l'heure des massacres pour Hadeth.
Devant l'église Notre-Dame, trois soldats préalablement faits prisonniers par une patrouille syrienne, furent exécutés et l'on disposa leurs corps sur les escaliers du bâtiment. Quelques heures plus tard, un lieutenant et un sergent de l'armée du Général furent interpellés et désarmés. Après une brève discussion, les syriens ouvrirent le feu, dévalisèrent les cadavres et les disposèrent de chaque côté de l'église où gisaient déjà les trois soldats exécutés. Peu après, deux prêtres, le Père Joubraël et le Père Michaël, avaient été pris à parti par une autre patrouille syrienne, qui, hilare, les obligea à ramper comme des animaux sur le sol jonché de gravats. La population civile ne fut évidemment pas épargnée et un autre contingent de commandos syriens vida un abri de la place, forçant les habitants à s'agenouiller, les mains derrière la nuque, en terrain exposé à la mitraille. La patrouille rigolarde contraignit alors les gens à crier inlassablement sous le feu : "Assad pour l'éternité ! Assad pour l'éternité !".
A l'hôpital et dans la ville de Hadeth ce furent des civils portant tous sur la poitrine le disque rouge des combattants de la milice de Hobeika qui s'installèrent ensuite. Une quarantaine d'entre eux occupèrent la cour de l'hôpital. Armée syrienne, Hezbollah, milice chrétienne déchue, tous les chacals étaient au rendez-vous, mais, de l'armée libanaise du Général Lahoud : aucune trace. Dans la journée, les blessés de l'armée syrienne défilèrent à une cadence élevée mais de morts, personne n'en vit. Comme à l'accoutumée, la consigne syrienne fut d'évacuer discrètement leurs morts par camions car il ne s'agissait pas d'en faire connaître officiellement le nombre. Un nombre que je pus évaluer par approximation, en recoupant plusieurs sources, à près de 2'000 pour cette seule journée.
Dès l'après-midi, François vit, dans un ballet qui allait se révéler ininterrompu jusqu'au lendemain, les premiers camions syriens ainsi que les convois du Hezbollah et de la milice de Hobeika sillonner la ville, chargés de frigidaires, de tapis, de téléviseurs, de magnétophones et de fauteuils, sans compter les colis fermés dont on ignorait le contenu.
Le soir venu, les derniers blessés dirigés vers l'hôpital Ste Thérèse étaient recousus et pansés. Des centaines d'éclats métalliques extraits des corps ce jour-là, François avait eu en mémoire cette phrase écrite par Michael Herr dans son livre "Dispaches": "La guerre consiste à enfoncer le plus possible de morceaux d'acier dans la chair vivante". Plus tard, alors que la terre soulevée par la bataille retombait encore en fine poussière sur la ville, un calme précaire s'installa dans l'hôpital. Le docteur Daccache emmena alors François dans son bureau situé au rez-de-chaussée où tous deux s'isolèrent un moment pour parler.
Se débarrassant de sa blouse maculée qu'il roula en un chiffon rouge, le docteur Daccache s'assit ensuite derrière son bureau, exténué. François prit place en face de lui, observant dans le silence ce visage d'homme soudain envahi d'une tristesse sans nom, bien au delà des larmes, abîmé dans une solitude dont rien ne paraissait pouvoir un jour le tirer. Dans ses yeux, à cet instant perdu dans l'éternité de la souffrance, semblaient danser tout le rouge du sang versé et tout le noir de l'âme humaine dont avait été peint ce triste jour.
Pourtant la conscience sembla soudain reprendre ses droits et le docteur Daccache leva les yeux vers François.
- C'est curieux vous savez, il y a quelques temps, bien que j'aie pourtant clairement manifesté mon soutien et mon amitié pour le Général Aoun, que je n'aie pas ratifié les Accords de Taëf et que je n'aie pas non plus participé à l'élection du Président Hraoui, j'ai été invité à un dîner donné à l'occasion du mariage du fils d'un député signataire de Taëf. Je m'y suis rendu puisque, partisan d'un Liban uni, il m'appartenait de le démontrer dans les actes. En fait, j'ai immédiatement été apostrophé et les autres députés présents m'ont dit que le réduit du Général allait connaître le feu et le sang. Je leur ai alors répondu que si c'était un message qu'ils me demandaient de lui transmettre je pouvais m'en acquitter sans problème mais que si ce n'était que des paroles en l'air, je pouvais les oublier sur le champ. Ensuite je leur ai dit que je voyais trois raisons pour lesquelles ils ne pouvaient pas le faire. La première était que dans les régions du Général il y avait bien sûr une majorité de partisans mais que, peut-être, il y avait des gens seulement d'accord sur les buts mais pas sur les moyens, ou, peut-être encore, des gens qui n'étaient pas d'accord ni avec les buts, ni avec les moyens et qu'ils ne pouvaient pas punir ces gens pour le simple fait qu'ils habitaient ces régions. Ils m'ont dit : "Vous verrez, nous le ferons". Alors je leur ai dit : d'accord, mais vous ne pouvez le faire qu'en forçant une partie de l'armée à se battre contre l'autre et vous tuerez ainsi le rêve d'unité d'une seule armée pour un seul peuple. Ils me répondirent encore : "Vous verrez, nous le ferons". Je leur ai donné ensuite ma troisième raison. Je leur ai dit que l'armée du Général Lahoud était quasiment inexistante et que, par contre, l'armée du Général Aoun était forte, entraînée, cohérente, sur-motivée et que s'ils voulaient vraiment lancer une offensive, ils ne pourraient le faire qu'avec l'aide des Syriens. Et que s'ils rentraient à Baabda dans les bagages de l'armée syrienne, c'en serait fait du Liban, qu'ils l'auraient offert sur un plateau à la Syrie. Ils m'ont répondu pour la troisième fois : "Vous verrez, nous le ferons".
Exténué, François s'était étendu sur l'un des lits de la salle de réanimation sans trouver le sommeil. Repensant à cette terrible journée, lui revint à l'esprit les dernières paroles qu'avait prononcées l'ex-député : "Que peut-on faire devant la bêtise et l'abrutissement ? Que faut-il penser quand de l'Ouest nous sont arrivés spontanément les secouristes de la Croix-Rouge et ceux du Croissant-Vert, venus au péril de leurs vies parce qu'ils savaient que nous avions besoin d'eux et que tant de victimes seraient sauvées grâce à leur générosité ? Et que faut-il penser quand l'Ouest nous envoie aussi le pire, les tueurs, les pilleurs, les violeurs..., et tout cela en même temps ? Comment les responsables de tous ces massacres de compatriotes innocents pourront-ils dormir cette nuit ? Nous avons soigné pour notre part les blessés de tous bords, sans distinction, parce que c'était notre devoir. Mais comment, eux, ont-ils pu déclencher cette tuerie et ce soir, poser la tête sur un oreiller ?
Le lendemain dimanche 14 octobre, de terribles nouvelles allaient encore se répandre comme une traînée de sang séché sur le Liban. Sur tous les axes de percée de l'armée syrienne, d'horribles massacres avaient été perpétrés. A Broummana, 10 soldats furent exécutés à la grenade et à la mitrailleuse alors qu'ils venaient de se rendre. A Bsous, 15 civils furent extirpés de leurs maisons et abattus sur le porche de leurs maisons. A Dawar, les Syriens exécutèrent une soixantaine de cadets de l'armée libanaise après leur reddition. A Homel, 19 personnes dont trois femmes et deux adolescents furent mis à genoux et exécutés. A Beit-Meri, 25 soldats et deux moines furent jetés dans des puits et enterrés à la grenade. A Dahr el Wahch, où la résistance fut sans doute la plus intense, seulement 28 hommes de la Dixième brigade de l'armée du Général tombèrent au combat et le reste de la garnison, soit au total quelque 80 soldats et officiers, furent sommairement exécutés. Parmi eux, 32 soldats furent découverts les mains encore liées dans le dos et une croix dessinée au couteau sur le front. Enfin, au Palais de Baabda, 152 soldats et gradés faits prisonniers furent alignés à genoux dans la cour du Palais. Les mains attachées dans le dos, ils furent égorgés les uns après les autres. On leur tira ensuite une balle dans la tempe ou dans la mâchoire et, enfin, leurs bourreaux s'amusèrent, là encore, à dessiner une croix sur les cadavres mais, cette fois, par rafales dans l'estomac. Selon le rapport du médecin de l'hôpital de Baabda où l'on avait livré le macabre chargement, certains des soldats portaient aussi des marques de strangulations et l'un d'entre eux avait eu les mains et les organes génitaux tranchés.
Aucun doute : la Pax Syriana était bien installée.
Accessoirement, l'homme, qui la veille de l'attaque avait tenté d'assassiner le Général Aoun, fut libéré en héros. Plus tard, le "Président" Elias Hraoui reçu en audience une délégation venue de la garnison de Dar el-Wahch, stationnée au village de Kahalé. Au terme de cette rencontre au cours de laquelle la délégation lui apporta son témoignage direct sur les atrocités perpétrées par les syriens, le "Président" conclut l'entretien en ces termes : "Dérober une boucle d'oreille ici ou voler une voiture là-bas ne justifie pas de remettre en question les efforts du gouvernement en vue d'une réconciliation avec nos frères syriens".