fin février 2007

Un véritable culte est aujourd'hui organisé autour de la personne de Rafic Hariri, pourtant plus que douteuse tant ses agissements durant et après la guerre du Liban n'ont eu que peu à voir avec les intérêts propres de la nation. Erigé au rang d'idole, de héros national, il hante les rues de Beyrouth et de toutes les régions libanaises sur d'immenses affiches le présentant comme le père de la nation. Pour ce faire une idée un peu plus précise du bonhomme, nous renvoyons à l'article de Charles Abdallah, déjà publié sur ce site.
(Concernant l'assassinat proprement dit, nous renvoyons à un article publié sur le réseau Voltaire:
Attentat contre Rafic Hariri: Une enquête biaisée?)

 

 

Rafic Hariri : mythes et réalités

Par Charles Abdallah, Mars 2005

A l’heure où de nombreux dirigeants du monde entier déplorent l’assassinat de l’ancien Premier Ministre libanais Rafic Hariri « par des méthodes d’un autre âge », pour reprendre l’expression du président Jacques Chirac, il nous semble nécessaire de rectifier quelque peu l’image que les médias ont tendance à donner de lui, occultant les réserves de bon nombre de Libanais au sujet de sa vision économique pour le Liban, de son projet politique et de ses méthodes de gouvernement. A l’heure d’effectuer le bilan d’une époque et de préparer les étapes à venir, à l’heure où la gestion des équilibres sociaux et communautaires instables qu’entretient sciemment la puissance occupante syrienne depuis bientôt 30 ans nécessite plus de doigté que jamais si l’on veut qu’ils évoluent vers l’équilibre stable d’une société en paix avec elle-même, il n’est pas inutile non plus de nuancer les jugements hâtifs portés sur l’action du président libanais Emile Lahoud, notamment dans ses volets économique et social car ce sont ceux sur lesquels il s’est le plus opposé au défunt, une action incarnée par quelques ministres dont le pays et les milieux diplomatiques ont unanimement apprécié l’intégrité, la compétence et la fidélité aux intérêts bien compris de l’Etat.

Sur la place des martyrs, un véritable mausolée a été érigé à la gloire de celui dont la fortune a pourtant augmenté de manière indécente durant sa gestion des affaires libanaises...



Impossible d'échapper au matraquage organisé à coup de millions de dollars par le clan Hariri.

La place des martyrs, désormais flanquée d'une gigantesque mosquée financée par Hariri, est toujours coupé en deux avec d'un côté les pro-gouvernement du clan Hariri, de l'autre les opposants aounistes, du Hezbollah et de l'extrême-gauche.

 

--------------------------------------------

Jour noir pour le Liban

Le 19 Juillet 2005 restera un jour noir dans l’histoire du Liban contemporain. En effet, l’Histoire retiendra que c’est le jour où le président de la République, contraint par une majorité parlementaire hostile, aura signé plusieurs décrets plus néfastes pour le pays les uns que les autres, tous votés par la Chambre au nom de la « réconciliation nationale ».

Le premier consistait à remettre en liberté le seul des criminels de guerre jamais emprisonné, M. Samir Geagea, ancien chef de la milice appelée les « Forces Libanaises », les second et troisième à élargir les membres d’un réseau terroriste constitué de fondamentalistes musulmans, le quatrième à ramener au pouvoir les mêmes forces politiques qui ont gouverné le pays depuis la fin de l’année 1992, à l’exception d’une courte parenthèse entre 1998 et 2000, et qui portent seules l’entière responsabilité du désastre économique dans lequel se débat le pays.

Comment en est-on arrivé là ? Nous avons mis en garde dès le mois de mars de cette année, soit trois mois avant les élections législatives, contre le retour d’une alliance des forces du passé constituée des magnats du monde des affaires fédérés par le Courant du Futur de M. Hariri, des notables chrétiens traditionnels regroupés au sein du « Rassemblement de Kornet Chehwane », des féodaux druzes représentés par le très peu socialiste M. Joumblat, pourtant président du « Parti Socialiste Progressiste », et des miliciens chrétiens représentés par les Kataëb. Non seulement cette alliance a bel et bien pris corps et s’est présentée en tant que telle aux élections législatives, confirmant l’analyse que nous en faisions et qui mettait en exergue la convergence de leurs intérêts, mais elle englobe à présent de nouveaux partis miliciens : les miliciens chiites du Hezbollah et du parti Amal, les miliciens de partis pro-syriens, PSNS et Baas, et les miliciens chrétiens des Forces Libanaises. Mis à part le Hezbollah et les partis pro-syriens, cette alliance, disions-nous, regroupe tous les opposants à la construction d’un Etat de Droit suffisamment fort pour imposer le règne de la loi. Elle représentait déjà fin 1992, lors de son arrivée au pouvoir sous la houlette de M. Rafic Hariri, une alliance hostile au pouvoir de la société civile traditionnelle incarnée alors par les négociateurs des accords de Taëf, M. Hussein Husseini en tête. C’est d’ailleurs lui qui accusait M. Hariri dans une interview parue dans L’Orient-Le Jour le 28 Février 2004 d’avoir ramené au pouvoir les anciens miliciens dont le pays pensait pouvoir se débarrasser avec la fin de la guerre.

Il n’y avait qu’à voir le spectacle terrifiant des meutes de partisans de M. Geagea écumant les rues des quartiers chrétiens de la capitale durant ces deux derniers jours, comme en criant leur besoin de revanche sur la société civile, pour comprendre l’ampleur de la catastrophe qui s’est à nouveau abattue sur le pays et la nature des forces qui nous gouvernent. Comme si cette malheureuse société civile n’avait pas été elle-même étouffée depuis trente ans, d’abord par le règne des miliciens de M. Geagea et de leurs semblables de tous bords, puis par la mainmise syrienne sur le pays. Celle-ci s’est d’ailleurs elle-même appuyée sur ces miliciens à partir de l’arrivée de M. Hariri au pouvoir, des miliciens que fédérait à ce moment le pouvoir de piller les fonds publics à partir des plus hautes fonctions de l’Etat.

Comment en est-on arrivé là ? Mais par le simple jeu de la démocratie quand celle-ci est pervertie par une loi électorale taillée à la mesure des affidés des syriens ! Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce sont les mêmes qui reviennent au pouvoir alors que le pays pensait ouvrir une nouvelle page de son histoire.

Une fois de plus, le Liban est promis à un pillage en règle de ses ressources au profit des moins soucieux de bien-être collectif, des moins soucieux de gérer de manière durable son patrimoine naturel et humain. Une fois de plus, la société civile libanaise est livrée aux champions du contournement de la loi, des détournements de fonds et des pilleurs du Trésor Public. Et ce ne sont pas les professions de foi du nouveau Premier Ministre, syndic de faillite de l’Etat libanais, qui trompent les citoyens. Compter sur lui pour réformer l’Etat ? Pour privatiser dans la transparence ? Qui oubliera que le processus de privatisation de la gestion du secteur de la téléphonie mobile avait abouti, lorsqu’il avait été confié aux bons soins de proches de M. Hariri, nommément au nouveau député M. Ghazi Youssef, à ne plus laisser en lice que deux entreprises locales toutes deux proches des intérêts du même M. Hariri, Premier Ministre en exercice !?

Ce qui rend perplexe, ce qui devient de plus en plus suspect, c’est la volonté des puissances occidentales, nouvelles autorités de tutelle du pays, de bâcler le processus démocratique et de ramener au pouvoir ceux qui ont désagrégé l’Etat et l’ont mené à la ruine. Avec, en plus, la mission de réformer ce même Etat ! On croit rêver. Deux explications possibles :

Pour les Occidentaux, n’importe qui au pouvoir fera l’affaire parce que, de toute manière, ce sont eux qui dirigeront effectivement le pays. Pas besoin alors de s’embarrasser de démocratie.

Des gens corrompus et affaiblis par leur bilan passé sont plus faciles à contrôler. Ils peuvent notamment être amenés plus facilement que d’autres à exécuter les tâches qui leur seront assignées par les puissances de tutelle dans le cadre de leurs politiques régionales.

Dans ce contexte, il n’était pas question de faire ce qui a été fait dans les pays de l’ex-Yougoslavie : exiger le jugement de tous les criminels de guerre et de leurs supports mafieux pour rebâtir le pays sur des bases épurées. Inutile et même dangereux de redonner toute sa place à une société civile qui a résisté à toutes les humiliations et voit son calvaire prolongé jusqu’à nouvel ordre.

Le processus de reconstruction des pays de l’ex-Yougoslavie se fait pour beaucoup dans la douleur : celle de devoir renoncer à voir des héros dans des criminels. Que n’était-il possible d’en faire de même au Liban ? De ne promettre aide et assistance qu’après que tous les chefs de guerre aient été jugés, qu’après le grand déballage et le grand pardon entre les communautés ? Le seul responsable politique à avoir demandé non pas à juger les chefs de guerre, mais simplement à réaliser un audit des finances publiques, est aujourd’hui écarté du pouvoir et nos criminels sont toujours perçus comme des héros. Ils paradent aux premières loges, prenant le pays et la société civile en otage. Tout se passe comme si la stratégie des Occidentaux consistait à laisser le pays subir jusqu’au bout les conséquences de la perversité de ses gouvernants, le manque de culture politique de sa population et sa vision de court terme. Jusqu’à épuisement. Jusqu’à ce que jaillisse la lumière. Mais comment jaillira-t-elle lorsqu’il n’y aura plus personne pour brandir la flamme ?

Isolés, surveillés, livrés aux pires instincts de nos despotes traditionnels et de notre populace, dominés par des majorités confessionnelles rétrogrades en attendant les germes de la maturité qui ne viendront pas de sitôt. Voilà ce que nous réservent pour les quelques années à venir MM. Chirac et Bush. Voilà ce qu’a concrétisé la journée noire du 19 Juillet 2005. De quoi faire fuir tous ceux qui ont refusé d’abdiquer jusque là.

 

Charles Abdallah,

Le 21 Juillet 2005

 

Une reconstruction anecdotique et anarchique

 

Pour ce qui est de son œuvre la plus spectaculaire aux yeux de beaucoup, la « reconstruction de Beyrouth », il semble qu’il soit urgent de rappeler que cette reconstruction s’est limitée au centre ville de Beyrouth, c’est-à-dire à un quadrilatère de 1km*1km qu’il avait pris soin d'octroyer auparavant à une société immobilière créée pour la circonstance et dont lui-même était le principal actionnaire. Les anciens ayant-droit de ce cœur historique de la capitale avaient été transformés par cette opération en actionnaires d'autant plus négligeables que leur part a été rapidement diluée par l'arrivée dans le capital d’investisseurs libanais et arabes, d’où d’ailleurs la légende au sujet de la capacité de M. Hariri à attirer les investissements au Liban. Dès lors, l’opération de « reconstruction de Beyrouth » n’était plus qu’une opération de promotion immobilière par une société privée disposant de moyens considérables et utilisant des actifs qu’elle s’était appropriée au préalable (terrains et bâtiments) dans le but d’en tirer un profit aussi élevé que possible. Le lecteur français aura peut-être du mal à concevoir que toute cette opération a été conduite par M. Hariri alors qu'il était Premier Ministre en exercice…

 

En dehors du centre ville, soulignons que l’ampleur de son œuvre ne tranche nullement sur ce qu’aurait pu réaliser n’importe quel gouvernement d’allure plus modeste : quelques tronçons et bretelles d'autoroute, notamment pour désengorger les sorties de Beyrouth, l'autoroute qui relie Beyrouth à sa ville natale de Saïda, un nouvel aéroport largement sur-dimensionné, des travaux de réhabilitation des réseaux électriques et hydrauliques inachevés. De l’accord général, les coûts de ces travaux étaient toujours très supérieurs à ce qu'ils auraient dû normalement être mais ceci n’épargnait même pas au gouvernement des conflits chroniques avec les entreprises européennes qui les réalisaient et qui finissaient régulièrement par le traîner devant des cours internationales d’arbitrage. Ce fut le cas notamment pour l'aéroport et pour le secteur de la téléphonie mobile ; cela a failli être le cas pour la construction de deux centrales électriques. Par ailleurs, treize ans après son arrivée au pouvoir pour la première fois, le pays n’a toujours pas de stations d’épuration des eaux usées et aucune politique de gestion des déchets solides.

 

Par ailleurs, M Hariri a entretenu dès son arrivée au pouvoir fin1992 une frénésie immobilière en berçant la nation d'illusions au sujet d'une paix au Proche-Orient qu’il voyait imminente (sic). C’était ce qu’il appelait « son pari sur la paix ». Cette paix était censée transformer le Liban en une « riviera du Moyen-Orient » et favoriser le retour des émigrés. Résultat: un désastre urbanistique et écologique majeur dont le pays aura beaucoup de mal à se remettre, amplifié par le fait que le pays n’était pas doté de schémas d’aménagement du territoire ni de règles d’urbanisme sous prétexte « d’atteinte au droit de jouissance de la propriété privée » ; près de  180.000 appartements et 120.000 bureaux vides dont la valeur a pu être estimée à 8 milliards de $ immobilisés en pure perte alors que les secteurs productifs de l’économie souffrent de graves problèmes de financement (voir plus bas); une crise de l'immobilier jamais égalée et des faillites personnelles à l’avenant. Signalons que la spéculation immobilière et le refus persistant d’envisager une rationalisation de l’emploi des terres ont constitué un facteur aggravant de la crise que connaît actuellement le secteur agricole, condamné d’avance par M. Hariri sous prétexte de coûts de production élevés alors que sa propre politique a précisément conduit à l’envolée des prix du premier facteur de production de ce secteur, la terre.

 

Une politique économique grandiloquente et au service des plus nantis

 

Les experts économiques et financiers le savent mieux que la plupart des commentateurs politiques : outre le désastre urbanistique, la principale conséquence de la politique de « reconstruction » de M. Hariri à la tête des cinq gouvernements qu’il a présidés, celle qui frappe par son énormité tout en lui étant unanimement imputée, est la dette publique qu’elle a engendrée et qui représente aujourd’hui le principal handicap de l’économie libanaise. Cette dette atteint actuellement près de 180% du PIB, ce qui est l’un des plus hauts taux du monde. Elle est le résultat de la volonté toute politique de M. Hariri d’associer son nom non seulement au retour à la stabilité de la livre libanaise mais, de surcroît, à un taux de change double de celui qu’il avait atteint à la baisse dans les jours de panique monétaire à la suite desquels il avait été appelé par le président Hraoui pour former son premier gouvernement (1.500 livres libanaises pour un dollar américain aujourd’hui contre une pointe à 3.000 fin 1992). Ce taux est-il réaliste ? Comment a-t-il été déterminé ? A-t-il contribué à l’essor de l’économie libanaise ? Ces interrogations ont, hélas, pris depuis longtemps des allures de crimes de lèse-majesté. Or cette stabilisation a été effectuée à travers l’émission de bons du Trésor à des taux d’intérêts que l’on pourrait qualifier d’usuraires puisqu’ils ont atteint un plus haut de 43% en 1994, deux ans après l’arrivée de M. Hariri au pouvoir. Ces émissions avaient deux buts : forcer artificiellement la demande sur la livre libanaise et permettre le financement des travaux d’infrastructure par l’Etat. Or cette politique d’emprunts publics était lancée alors même le taux d’impôt sur les bénéfices des entreprises était baissé de 22% à 10% sous prétexte de faire du pays un paradis fiscal et attirer les investissements. Mais quels investissements étrangers pouvaient bien être attirés alors que, précisément, l’infrastructure était déficiente, que le pays venait d’être mis en coupe réglée par le pouvoir syrien fin 1990 et que les anciens miliciens étaient à présent installés dans des fauteuils de ministres? Fait peu connu et qui mérite d’être rappelé, l’arrivée de M. Hariri au pouvoir le 22 Novembre 1992 marque en effet aussi le retour au pouvoir des anciens chefs de milice, ainsi que le rappelait M. Hussein Husseini, chef du Parlement jusqu’aux élections de 1992, dans une interview récente. Pour M. Husseini, l’un des principaux artisans des accords de Taef qui étaient censés mettre fin aux guerres qui déchiraient le pays, ces accords devaient marquer non seulement le retour à la paix civile, mais également le retour de la classe politique civile au pouvoir et la fin du règne sans partage des milices. C’est d’ailleurs effectivement cette classe-là qui va gouverner le pays jusqu’aux élections de 1992. Toutefois, on assiste à un durcissement de l’attitude syrienne après ces élections, boycottées par la majorité des chrétiens, puisque M. Husseini est évincé de son poste pour être remplacé par le chef de la milice du mouvement Amal, M. Nabih Berry, toujours au perchoir 13 ans après, alors que M. Husseini était à l’origine le plus haut cadre civil du même parti. Quelques mois plus tard, on assiste à l’arrivée de M. Hariri à la tête d’un gouvernement dans lequel se retrouvaient cette fois-ci l’ensemble des anciens chefs de milice pro-syriens. Dans la même interview, M. Husseini n’accuse-t-il pas d’ailleurs M. Hariri de présider des gouvernements « militaro-financiers » responsables de véritables « razzias » ? Quel autre nom donner en effet aux émissions de bons du Trésor à de pareils taux lorsque l’on sait que les principaux souscripteurs regroupent les financiers du pays (dont M. Hariri lui-même à travers sa banque) et les grosses fortunes traditionnelles et qu’ils constituaient, de plus, un bon moyen de canaliser dans des voies « pacifiques » les appétits des anciens chefs de milice ? Il est bon de rappeler ici que dans chacun des gouvernements constitués par M. Hariri, on pouvait trouver M. Joumblat ou ses représentants. Celui-ci ne cache plus qu’une amitié de 25 ans liait les deux hommes ces derniers temps. Un calcul simple montre que cette amitié s’était donc développée vers 1980, en pleine guerre, ce qui ne laisse pas d’inquiéter et confirme les pires intuitions de M. Husseini car quel type d’amitié peut donc exister à pareille époque entre un chef de milice et un entrepreneur multimillionnaire à l’entregent tentaculaire?

 

En tout état de cause, les taux d’intérêts servis à partir de 1992 sur les bons du Trésor illustraient bien la « confiance » qu’inspiraient ceux qui venaient d’arriver au pouvoir. Dès lors, outre les investissements dans l’immobilier - ceux des étrangers se développant progressivement mais surtout dans la capitale et quelques lieux traditionnels de villégiature, ceux des nationaux un peu partout et de manière anarchique -, les seuls investissements tant souhaités par M. Hariri se limitaient à des achats de bons du Trésor, forts rentables. Un formidable effet d’éviction du secteur privé digne d’illustrer tous les manuels d’économie se développait alors, les investisseurs locaux préférant prêter à l’Etat à des conditions si avantageuses plutôt que d’investir dans des secteurs productifs aux rendements plus faibles et aux actifs moins liquides, donc davantage soumis aux aléas d’un pays qu’ils estimaient trop instable et à l’avenir incertain. Tous les avantages fiscaux offerts aux entreprises l’étaient donc en pure perte. Les taux d'intérêts tuaient les investissements industriels et agricoles tandis que le taux de change pénalisait les exportations en rendant la main-d’œuvre libanaise beaucoup plus coûteuse que celle des pays voisins et favorisait les importations. Le chômage ne pouvait que flamber, exaspéré de surcroît par l’arrivée massive d’une main-d’œuvre syrienne bon marché et protégée par des ministres du Travail tous issus depuis 1991 de partis étroitement pro-syriens, un phénomène économique majeur contre lequel MM. Hariri ou Joumblat ne sont jamais intervenus. Et pour faire bonne mesure, M. Hariri introduisait – sous la pression de l’Union Européenne et dans le cadre d’un rapprochement concrétisé par l’accord d’association - des impôts indirects tels la TVA qui eux, touchent l’ensemble de la population, mais il réussissait quand même à en exempter les articles les plus luxueux tels les yachts de plus de 14 mètres. Comme si cela ne suffisait pas, il négociait simultanément et sans aucune concertation avec les milieux industriels et agricoles une série d’accords de libre-échange avec des états aux structures économiques fondamentalement différentes et aux coûts de production bien moindres tels, notamment, les états de la péninsule arabique, pensant d’une part offrir à ces secteurs de nouveaux marchés mais pensant aussi qu’en les soumettant à rude pression, ils se développeraient à marche forcée alors même que son discours ne leur accordait aucune place dans le développement du pays.

 

En effet, la seconde caractéristique de la politique économique de M. Hariri était un discours qui dévalorisait explicitement les secteurs de l'industrie et de l'agriculture et prônait le développement exclusif des services. Les conséquences de sa politique monétaire et budgétaire étaient donc aggravées par des signaux clairement négatifs en direction du monde industriel et agricole, ce qui achevait de convaincre les élites intellectuelles, professionnelles et financières de déserter ces secteurs. Ses raisons ? L’impossibilité présumée de faire la concurrence aux pays de la région sous prétexte que la main-d’œuvre, les coûts de la terre et ceux de l’énergie y sont moins chers. Or nous avons vu qu’elle était sa propre responsabilité dans les coûts élevés de la main-d’œuvre et de la terre. Dès lors, que le Liban regorge de ressources naturelles propices au développement de la filière agro-industrielle, que les produits agricoles libanais aient établi les standards dans les pays arabes par l’importance des parts de marché qu’ils y avaient avant guerre et par leur qualité et que le pays ait eu, contrairement à des légendes tenaces, une longue tradition industrielle derrière lui qui remonte jusqu’à l’Antiquité (gigantesque atelier de fabrication de navires en bois de cèdre - même le Temple de Salomon a été construit par les ancêtres des Libanais -, atelier de teinture d’étoffes - la fameuse teinture pourpre des pontifes romains -, acteur important de la filière « soie » depuis le Moyen-Age jusque dans les années 50, exportateur vers les pays arabes de produits de l’industrie légère depuis les années 50, etc.), tout ceci ne comptait plus. La condamnation était sans appel et il y n’y avait nul besoin d’examiner les raisons de ces coûts élevés, nul besoin de réfléchir au taux de change, ni aux modes de financement de l’industrie étranglée par les taux bancaires et l’anémie des circuits boursiers, ni même aux avantages comparatifs du pays.

 

Examinons alors ce que signifiait, dans son jargon, le secteur des services. A en juger par l’état actuel du pays, par ce qui est visible, cela signifiait d’abord le développement des services bancaires au service principalement d’une clientèle arabe et le retour à la légende du Liban « Suisse de l’Orient », comme si cette clientèle n’avait pas évolué depuis les années 70 et avait encore besoin de la place financière de Beyrouth. En second lieu, cela signifiait le développement, au profit de la même clientèle, de quelques centres d’achat au centre ville (le projet des « souks de Beyrouth »), de résidences secondaires luxueuses dans ce même centre ville (dont il était devenu le principal propriétaire – voir ci-dessus) et dans quelques zones de villégiature qu’elle appréciait avant-guerre, d’une industrie hôtelière de luxe et, last but not least, d’une industrie de la débauche. La prolifération des « Super Night Club » et des hôtels de passe a atteint, en effet, des sommets jamais vus auparavant. Il n’a jamais été question, par contre, de développer un tourisme de masse, bon marché, ciblant le public européen, comme celui que l’on observe en Grèce, à Chypres, en Turquie ou en Afrique du Nord, alors que celui-ci génère des revenus qui se répartissent beaucoup mieux sur l’ensemble de la population et ne peuvent être captés uniquement par quelques entrepreneurs fortunés. Autre type d’entreprises de « services » en plein développement mais révélatrices de la fracture sociale : les sociétés de gardiennage qui recrutent à tour de bras, naturellement pour des salaires de misère. Elles « exportaient » même en Iraq leur main-d’œuvre libanaise jusqu’à ce que le gouvernement actuel le leur interdise pour cause d’insécurité et de rapts.

 

Développement des services touristiques à l’intention des Arabes, bradage des secteurs productifs de l’économie et hypertrophie de l’économie de rente qu’a générée la dette publique: tel est aujourd’hui le bilan du développement économique du pays depuis 1991, quinze années durant lesquelles Rafic Hariri a gouverné comme Premier Ministre pendant 10 ans. A ceux qui n'acceptaient pas ce modèle de développement, le seul discours, implicite, était: « J’ai quitté le pays et j’ai fait fortune. A votre tour, ayez le courage de partir. Le monde est assez vaste, les pays arabes regorgent d’opportunités de travail et que l’on cesse de réclamer des emplois ici même ». Discours commode qui dispense d’avoir à se soucier de la création d’emplois mais qu’on verrait mal un dirigeant occidental tenir... Discours qui explique aussi le peu d’importance accordé de tout temps par M. Hariri au développement des statistiques en général, des statistiques sur l’emploi en particulier. Discours qui cache mal, enfin, sa vision du pays, paradis fiscal, lieu de villégiature et de débauche pour les classes les plus aisées des pays arabes, un pays dont le littoral et les montagnes auront été cédés aux intérêts privés. Les tentatives du gouvernement de M. Hoss, entre 1998 et 2000, de mettre un terme aux empiètements sur le domaine public maritime, de trouver une issue à l’imbroglio des faits accomplis tout en pénalisant les contrevenants n’ont-elles pas été enterrées par M. Hariri dès son retour au pouvoir fin 2000 ? Combien de fois depuis lors les ONG ont-elles été mobilisées par des tentatives de consacrer dans les textes la privatisation pure et simple du littoral ?

 

Au final, une fracture sociale sans précédent dans l’histoire du Liban contemporain, un mouvement de paupérisation massif de la population libanaise et une émigration « économique » au cours des 15 années de « paix » que connaît le pays depuis 1990 aussi importante que l’émigration qu’il a connue pendant les 15 années de guerre, entre 1975 et 1990.

 

Des méthodes de gouvernement autocratiques marquées de l’empreinte saoudienne

 

Il est important de savoir aujourd’hui que l'homme que de nombreux médias européens présentaient au lendemain de sa mort comme "le dernier rempart de la démocratie au Liban" a supprimé le droit de manifester dès son arrivée au pouvoir fin 1992, ce que n’avait jamais fait aucun Premier Ministre avant lui depuis l’indépendance du pays en 1943. Avant son renvoi fin 1998 par le président Lahoud, la peine de mort avait été rétablie dans les faits (elle n’a jamais été abolie dans les textes mais elle n’était plus appliquée depuis de longues années) et des exécutions avaient même eu lieu en public, du jamais vu également depuis, cette fois-ci, la fin de l’occupation ottomane en 1918. Il a fallu l’arrivée du président Lahoud et surtout la nomination de M. Salim el-Hoss comme Premier Ministre pour que le droit de manifester soit rétabli et la peine de mort supprimée dans les faits. Cette même peine de mort était cependant à nouveau appliquée après le retour de M. Hariri au pouvoir fin 2000 et de manière tout aussi spectaculaire puisque les trois pendaisons qui ont eu lieu simultanément le 18 Janvier 2004 ont été ordonnées malgré des sit-in massifs d’ONG et surtout des appels pressants de l’Union Européenne et des Nations-Unies à y renoncer.

 

Fait moins connu et qui n’a jamais été relaté par la presse, M. Hariri semble avoir tenté, au cours de ses premières années de pouvoir, de commencer les séances du Conseil des Ministres qu’il présidait en prononçant des prières musulmanes, à l’image de ce qui se fait dans de nombreux pays arabes. Dans un pays tel que le Liban où toutes les principales communautés religieuses, chrétiennes et musulmanes, sont représentées au sein du gouvernement, cela est inconcevable et contraire à toutes les traditions. Il semble que les interventions virulentes de ministres chrétiens, anciens chefs de milices eux-mêmes, aient coupé court à ces tentatives.

 

Ces deux faits montrent bien la source d’inspiration de M. Hariri en matière de méthodes de gouvernement. Citoyen saoudien proche de la famille régnante, c’est bien le modèle saoudien de gouvernement qu’il rêvait d’importer au Liban avant de se heurter à certaines traditions démocratiques bien ancrées dans ce pays, à la multiplicité de son paysage communautaire et au libéralisme de son avant-garde.

 

C’est toujours l’influence du modèle saoudien que l’on retrouve dans sa façon d’acheter l’assentiment de ses partenaires politiques forcés par des largesses financières, soit en les mettant sur sa liste de bénéficiaires de versements directs, soit en les associant à certaines affaires publiques-privées (tels les bons du Trésor), soit enfin en leur permettant de participer au détournement des ressources de l’Etat à travers les appels d’offre publics dont l’essentiel est géré par le Conseil du Développement et de la Reconstruction, un organisme qui relève directement du Premier Ministre. Baignant dans une opulence de prince arabe, associé par divers liens à la famille régnante d’Arabie mais qui le recevait davantage comme un rejeton issu d’une branche cadette lointaine et défavorisée que comme le Premier Ministre du Liban, sa gestion de la chose publique ressemblait plus à une gestion tribale des biens communs dans laquelle chaque membre du clan a le droit de recevoir sa part en échange d’une allégeance totale qu’à une gestion de l’Etat selon les conceptions modernes, conceptions que défend le président Lahoud. Son succès en Arabie où – faut-il le dire ? - les facteurs de réussite en affaires ne sont en rien comparables à ceux qui prévalent dans les sociétés industrielles modernes, lui conférait, à ses propres yeux tout comme à ceux de très nombreux libanais, fascinés par l’argent, le rôle naturel de chef et le droit de procéder à la répartition des biens. Si l’on avait évoqué un système de corruption généralisé dont il aurait été la source et s’il était politiquement possible de s’exprimer ouvertement sur ce genre de sujets, c’est à ce type de conception de la vie publique qu’il aurait fait appel pour défendre sa bonne foi. Remarquons ici que son plus fidèle allié politique, M. Joumblat, l’homme qui passe aujourd’hui pour défendre l’aspiration des Libanais à une société démocratique et juste, est en même temps le seul ancien chef de milice qui n’ait jamais rompu son alliance avec M. Hariri. Or contrairement à tous les autres, chefs de clans ruraux (MM. Frangié et Murr) ou chefs de milices issues des milieux ruraux, urbains ou sub-urbains (Forces Libanaises, Kataëb, Hezbollah et Amal), il est le seul d’ascendance féodale. Cette ascendance, qui se reflète aussi bien dans son mode de vie que dans la nature de ses relations avec sa communauté, la communauté druze, ne pouvait que le rapprocher de M. Hariri. Le poids financier personnel acquis durant la guerre dans les régions qu’il contrôlait manu militari (et qu’il contrôle toujours) devait achever de faire de son alliance avec ce dernier une alliance entre quasi-égaux, ce à quoi pouvaient difficilement prétendre les autres. Signalons que comme il ne pouvait être question d’instaurer un régime politique clairement féodal, leur comportement se drapait des habits du libéralisme le plus débridé, hostile à tout Etat fort ou même simplement soucieux des deniers publics.

 

C’est toujours cette même conception de la vie publique que M. Hariri aurait opposé aux accusations que lui lançait son rival, M. Salim el-Hoss, à l’issue des élections de 2000 qui ont marqué son retour au pouvoir par les urnes et l’éviction de M. Hoss, s’il avait accepté d’en débattre. Ce dernier l’accusait en effet d’avoir dépensé 100 millions de $ dans sa campagne électorale, notamment en achats de voix. M. Hoss, alors Premier Ministre, avait été alerté par des entrées importantes de capitaux dans le pays pendant la campagne électorale et les pratiques de l’équipe de campagne de M. Hariri se faisaient au vu et au su de tout le monde. Naturellement la crise sociale provoquée par sa propre politique rendait ces achats de voix d’autant plus faciles : 100$/voix ! Le fait est tellement connu que la nouvelle loi électorale en gestation a prévu pour la première fois dans l’histoire du pays le plafonnement des dépenses électorales.

 

Toujours est-il qu’il semble que la gangrène initiée par M. Hariri ait atteint même les plus hautes sphères du pouvoir militaire et civil à Damas et que ce soit la raison pour laquelle le père de l'actuel président syrien aurait encouragé en 1998 le président Lahoud, nouvellement élu, à l’exclure immédiatement du pouvoir, avant d’entreprendre lui-même une opération « main propre » dans son propre entourage, à Damas même!

 

Une confusion des intérêts publics et privés

 

Ce mode de gouvernement ne pouvait que l’amener à tenter systématiquement de substituer des sociétés privées qu’il contrôlait aux entreprises d’Etat ou de tenter de faire main basse sur les sociétés que l’Etat privatisait. Le cas qui illustre le mieux l’ensemble de ses pratiques en la matière est sans nul doute le cas de la téléphonie mobile, mais on pourrait en citer plusieurs autres (notamment le secteur des transports publics). La téléphonie mobile est lancée en 1994 par M. Hariri par l’attribution de deux contrats BOT pour la construction et la gestion de deux réseaux mais il faut souligner que ceci avait lieu avant même la réhabilitation du réseau fixe existant, ce qui favorisait leur développement rapide. Il contrôlait directement ou indirectement l'une des deux sociétés adjudicataires créées à cet effet. Alors qu’en 1999, le gouvernement de M. Hoss soupçonnait les deux opérateurs de lui cacher le montant exact de leurs recettes dont une partie lui revenait de droit et réclamait à chacune 300 millions de dollars de dédommagement, M. Hariri faisait passer en force en 2001, dès son retour au pouvoir, une décision de rupture unilatérale des contrats BOT et de nationalisation des réseaux. Il n’ignorait pas que les opérateurs iraient en arbitrage réclamer à leur tour des dédommagements, ce qui amoindrirait les bénéfices pour l’Etat de la démarche qu’il avait engagée initialement. Et c’est ce qui s’est passé : l’Etat Libanais vient d’être contraint (Février 2005) de verser 266 millions de dollars à chacun des opérateurs, une somme proche des 300 millions de dollars que lui-même leur réclamait pour fraude. Plus grave, une fois les réseaux nationalisés (31 Août 2002) et leur gestion confiée aux mêmes entreprises qui les géraient précédemment par accord de gré à gré, et alors que s’engageait le débat sur leur éventuelle re-privatisation, M. Hariri s’opposait avec véhémence, mais sans succès, à la proposition du ministre des Télécommunications, M. Jean-Louis Cordahi, un proche du président Lahoud, d’installer des appareils de contrôle des recettes qui devaient permettre une meilleure estimation de la valeur marchande des réseaux s’ils devaient être vendus et, dans tous les cas, un meilleur contrôle des opérateurs. Nul doute qu’il avait déjà l’œil sur les réseaux et qu’il voulait empêcher toute surveillance future. Encore plus grave, une fois la décision prise de garder les réseaux propriété de l’Etat et d’en confier la gestion à des entreprises privées, M. Hariri s’est battu pour faire confier la rédaction des documents d'adjudication au Conseil Supérieur de la Privatisation, une officine relevant de lui, avec comme résultat ahurissant que tous les opérateurs non libanais qui avaient manifesté leur intérêt se désistaient bientôt et qu’il ne restait plus sur les rangs que les deux compagnies qui géraient au départ les réseaux dont, bien sûr, celle qui relevait de lui! L’événement décrédibilisait tellement l’Etat Libanais aux yeux des investisseurs internationaux que le président Lahoud intervenait pour lui enlever le dossier et le confier au ministre des Télécommunications, M. Jean-Louis Cordahi, un homme proche de lui (Janvier 2004). Celui-ci devait mener l'affaire avec une transparence et un professionnalisme tels qu’ils lui valaient les louanges du corps diplomatique étranger à Beyrouth.

 

Un comportement opportuniste aux relents communautaires

 

Un autre fait qui n’a pas laissé d’inquiéter les milieux souverainistes au cours des dernières années mérite d’être signalé : la propension de M. Hariri à investir dans l’achat de terrains dans toutes les parties du pays, notamment chrétiennes. On peut distinguer trois mobiles à celle-ci :

La pure spéculation immobilière : il s’agissait d’acheter à bas prix au sortir de la guerre et en période de récession économique puis de revendre une fois l’horizon plus amène,

L’aménagement d’un véritable « domaine royal », apanage important du pouvoir dans un pays où la terre est rare et chère,

Le rôle de prête-nom et de commissionnaire qu’il jouait pour de nombreux ressortissants arabes, étant donné les conditions très strictes d’acquisition de propriétés immobilières par les étrangers au Liban.

Nulle transparence, naturellement, dans cette entreprise qui lui a valu d’être accusé d’acheter le pays pour le compte des Arabes en prélude à une arabisation forcée du pays et à un nouvel exode de la population chrétienne, très touchée par la crise que sa politique économique a provoquée et particulièrement prompte à émigrer compte tenu de son niveau d’instruction et de ses relais à l’étranger. L’accusation d’arabiser le pays ne peut qu’être renforcée par sa propension constante à financer la construction de mosquées d’une taille jamais vue jusque là et d’une manière souvent perçue comme provocatrice par la communauté chrétienne. La gigantesque mosquée Mohammad-el-Amine près de laquelle repose son cercueil n’a-t-elle pas été construite à proximité immédiate de la grande cathédrale maronite de Beyrouth avec comme conséquence, voulue ou pas, de rabaisser gravement le rayonnement de cette dernière ? La construction de la mosquée « Rafic Hariri » à l’entrée de Saïda, d’une taille sans commune mesure dans cette ville, ne vient-elle pas rappeler davantage, volontairement ou pas, la rupture de l’équilibre communautaire qui s’est opérée dans cette région durant la guerre au profit des musulmans? N’a-t-il pas, enfin, tenté de construire encore une mosquée à Harissa, au cœur du pays chrétien, dans une partie de cette montagne libanaise particulièrement connue pour abriter couvents, lieux de culte et séminaires de toutes les congrégations catholiques d’Orient venues chercher asile dans la montagne libanaise, allant jusqu’à chercher l’appui du pape pour contrer le refus des autorités locales, seules à même de délivrer les permis de construire nécessaires ? Sans doute voulait-il imiter le geste d’Anouar Sadate construisant dans un « élan œcuménique » des mosquées à proximité du couvent de Sainte Catherine, dans le Sinaï, après avoir conclu la paix avec Israël, mais qui n’est dupe du sort que connaissent les chrétiens d’Egypte et quel chrétien du Liban aurait aimé s’associer à pareille entreprise?  

 

En ce qui concerne enfin sa prétendue opposition à la présence syrienne au Liban, si plus personne n’ignore aujourd’hui dans le monde que sa cause directe est le renouvellement du mandat du président Lahoud, tous les Libanais savent que l’animosité entre M. Hariri et ce dernier ne résulte nullement d’une lutte pour une démocratisation du régime en vigueur au Liban mais bel et bien des conflits nés de sa conception du pouvoir décrite ci-dessus, conception qui devait déboucher sur la bataille autour des réseaux de téléphonie mobile à l’issue de laquelle les conceptions de M. Lahoud, défenseur d’une saine gestion de l’argent public, l’ont emporté. En définitive, M. Hariri s’accommodait bien du régime dans la mesure où, jusqu’à l’arrivée du président actuel, peu de ses partenaires forcés, libanais ou syriens, résistaient à ses largesses. Le hic est bel et bien venu de l’élection du président Lahoud, fidèle allié du pouvoir syrien, d’autant plus apprécié par ce dernier que le fondement de leur alliance repose sur des concepts stratégiques et n’est pas le fruit d’un opportunisme largement répandu dans les milieux politiques libanais. Issu d’une famille ancienne et très instruite de la montagne libanaise dans laquelle les magistrats, les avocats et les penseurs politiques côtoient les généraux et les grands ingénieurs (tels M. Nassib Lahoud, l’un des principaux chefs de l’opposition actuelle), le président Lahoud était donc, contrairement à son prédécesseur, peu susceptible de succomber aux appâts monétaires de quelqu’un qu’il pouvait percevoir comme un parvenu et encore moins de participer avec lui à la gestion privée des intérêts publics.

 

Conclusion : le terrible dilemme

 

Ce qui précède explique le terrible dilemme qu’affrontent aujourd’hui les citoyens libanais qui ne sont pas dupes des véritables raisons du retournement d’alliance auquel ils ont pu assister ces derniers mois entre MM. Hariri et Joumblat d’un côté, les autorités syriennes et libanaises de l’autre, un retournement qui explique la formidable vague de protestations en faveur du recouvrement par le Liban de sa liberté de décision qui a suivi l’assassinat de M. Hariri. Alors que l’étendard était brandi depuis des années par une opposition essentiellement chrétienne composée de leaders dont la grande majorité passe pour être intègre, voilà que cette opposition assiste au ralliement autrefois inespéré des masses druzes et sunnites mais réunies sous la bannière de leaders à la réputation sulfureuse, peu scrupuleux autrefois des libertés publiques, empreints de style féodal, confondant intérêt public et intérêt privé, alliés de toujours du pouvoir syrien dont la présence leur a été largement bénéfique mais devenus les « défenseurs de la liberté » dès qu’une limite a été mise à leurs pratiques douteuses du pouvoir. En face, un pouvoir composé de hérauts d’une alliance idéologique et stratégique avec le régime syrien, un pouvoir accusé à juste titre d’avoir muselé la justice et la presse audio-visuelle, d’avoir rogné les libertés publiques après avoir cependant rétabli le droit de manifester, un pouvoir qui a toutefois le mérite d’avoir défendu les finances publiques et promu un développement économique qui met en valeur l’ensemble des ressources du pays et assure une répartition plus équitable des revenus de l’activité. Que choisiront les électeurs libanais dont 35% vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté? Les populations rurales, qui sont les grandes perdantes de l’ère Hariri, pourraient continuer à voter pour des chefs de clans et de partis ruraux qui ont l’oreille du pouvoir actuel et ont su nouer avec lui d’habiles alliances. Mais ceci n’est pas vrai dans les régions chrétiennes fortement souverainistes ni dans les régions musulmanes pauvres qui ont souffert de la concurrence de la main-d’œuvre et des produits syriens. Ce n’est pas vrai non plus dans les régions contrôlées par M. Joumblat. La population urbaine, elle, pourrait se diviser entre souverainistes chrétiens et libéraux haririens d’un côté, sous-prolétariat urbain de l’autre. D’autres considérations entreront aussi en jeu, les villes de province votant par exemple davantage comme les régions rurales que comme Beyrouth. N’oublions pas non plus le bras de fer qui oppose les deux communautés chrétienne et musulmane et qui est toujours vivace dans certains milieux. Difficile donc de dire qui va l’emporter, contrairement à ce qu’on pourrait penser au vu des évènements actuels. La complexité de la donne fait craindre en tout cas que le pays n’aille encore de Charybde en Sylla, à mesure que les malentendus et que les quiproquos se dévoileront, tant il est vrai que les années sombres dont il tente aujourd’hui d’émerger n’ont pas permis l’émancipation intellectuelle de la population ni les débats sur des projets de société entre représentants authentiques de la nation.

 

Charles Abdallah

Mars 2005