Une traversée du désert vers une oasis de misère / 1998

Il est quatre heure du matin ce dimanche à Amman. Toute la nuit durant, un vent furieux a balayé la capitale jordanienne en giflant d'une pluie diluvienne les façades blanches de la ville. Embargo oblige, le seul moyen de rejoindre Bagdad est de franchir les mille kilomètres de désert qui séparent les deux cités. Les yeux noircis par la fatigue, le Patriarche Bidawid émerge péniblement d'une nuit bien trop courte. Après des semaines passées entre Rome et Beyrouth pour récolter des fonds et des vivres destinés aux victimes de l'embargo, il traîne péniblement sa carcasse vers le taxi-bus qui l'attend devant la porte de l'hôtel. Une heure plus tard, le véhicule est chargé jusqu'à la gueule de boîtes de lait, de médicaments et même de pain. Puis, c'est le départ pour un périple de quinze heures qui devra le conduire jusqu'à son patriarcat situé en plein coeur de la cité du Calife Mansoud. Une cité qui, derrière son apparente quiétude depuis la signature de l'accord "Annan", n'en n'est pas moins à l'agonie.

Sodome et Gomohre

Traverser un désert est un peu comme traverser la mer. De prime abord, il n'y a pas grand chose à voir. Et pourtant! A peine franchies les frontière d'Amman, la magie opère. Aux dernières traces de civilisation succède immédiatement un paysage quasi lunaire. A perte de vue, le désert est ici fait de rocaille éclatée et noire comme du charbon. "On dirait les restes de Sodome et Gomohre", plaisante le patriarche. Quelques centaines de kilomètres plus loin, des flaques d'herbes nourries des dernières pluies de l'hiver viennent alors colorer l'immensité noire de taches verdoyantes. Puis, à l'approche de la frontière irakienne, la rocaille noire disparaît peu à peu pour laisser place à une terre rouge comme du jais. Il est presque onze heure lorsqu'une série de baraquements de béton et de barrières annonce la douane de Trebil séparant la Jordanie de l'Irak.

Les petites mendiantes de Bagdad

Malgré, ou est-ce peut-être à cause, d'une concentration peu commune d'agents des services de renseignements irakiens au mètre carré dans les locaux de la douane, le passage de la frontière ne sera qu'une formalité pour le patriarche. Puis ce sera le désert irakien sous un soleil enfin revenu. Distraction inattendue: l'astre du jour semble s'amuser à faire apparaître et disparaître montagnes et lacs en des mirages d'un réalisme saisissant. Sur pas moins de six pistes aussi larges que vides, l'autoroute irakienne déroule alors un tapis de bitume bordé de stations services où les chiens errants sont bien plus nombreux que les clients. Ca et là, des carcasses calcinées rappellent aussi que, sept ans plus tôt, une tempête qui ne devait rien aux caprices de la nature a balayé la région.

Bien qu'exténué par le voyage, c'est le regard pétillant de plaisir que le Patriarche reconnaîtra les premières lumières de Bagdad. Il est 21 heure, heure locale. Ce sera alors l'entrée dans la ville, les premiers feux rouges et les premières petites mendiantes parfois âgées d'à peine sept ans qui, profitant de l'arrêt du taxi-bus, viendront taper à la fenêtre en quête de quelques dinars. Les yeux du patriarche perdront alors instantanément de leurs lueurs. Même s'il savait déjà qu'après cette traversée du désert, c'était bel et bien une oasis de misère qui l'attendait.

P.V