Double fracture
26 /12/05
Inutile de revenir par le
menu détail, abondamment relayé dans la grande presse, sur le dernier scandale
made in Doobleyou sur les prisons secrètes et la sous-traitance de la torture.
Relevons tout de même à quelle point il souligne une fois encore la fracture
transatlantique. Et mesurons à quel point les crises qui se succèdent désormais
entre l'Europe et les Etats-Unis sont décidément graves, profondes, touchent
aux principes fondateurs de notre civilisation, stigmatisent deux conceptions du
monde qui s'éloignent dramatiquement.
Ainsi donc, après l'effarante
saga des armes de destruction massive sensée justifier l'épouvantable
ratonnade irakienne; après le scandale des tortures infligées aux détenus d'Abou
Ghraïb; après celui des détentions arbitraires et des sévices sur la base de
Guantanamo; après le scandale des navires-prisons voguant en eaux
internationales; voici donc le scandale des prisons secrètes, des fameux sites
noirs européens de la CIA, et des escales et survols, encore européens, d'avions
de l'Agence américaine utilisés pour la sous-traitance de la torture (...).
Ce qui frappe le plus dans cette nouvelle crise, c'est que pas un
instant le clan Doobleyou n'a vraiment démenti ces transferts illégaux en terme
de droit international, n'a nié l'existence de prisons secrètes. La
Maison-Blanche a même tenté de justifier ses pratiques. Doobleyou: «Une
partie de la réussite de la guerre contre le terrorisme est basée sur la
possibilité pour les Etats-Unis de conduire des opérations secrètes, toutes
destinées à protéger le peuple américain (...) Néanmoins, je peux vous
dire deux choses: d’abord nous respectons la loi des Etats-Unis, nous ne
torturons pas.» Notons que Doobleyou précise respecter «la loi
des Etats-Unis», sans plus. Condoleezza Rice, plus tranchante encore, a été
jusqu'à sermonner les Européens d'avoir soulevé le lièvre: «Avant la
prochaine attaque, nous devrions tous considérer les choix difficiles auxquels
les gouvernements démocratiques sont confrontés. Il appartient à ces
gouvernements et à leurs citoyens de décider s'ils veulent oeuvrer avec nous
pour empêcher des actes de terrorisme contre leur propre pays ainsi que d'autres
nations, et de décider des informations sensibles à mettre dans le domaine
public.»
Ne faisons pas preuve d'angélisme, la torture en tant que telle est
pratiquée, sous une forme ou une autre, par toute nation en guerre. Mais les
Européens restent attachés à ne la concevoir officiellement qu'en tant que
dérapage condamnable, vieille pratique certes largement utilisée mais héritée
d'un autre âge et à laquelle l'Etat moderne assure avoir renoncé. Lorsque la
Maison-Blanche prétend l'intégrer officiellement dans sa panoplie d'armes
anti-terroristes, nous nous heurtons alors à une barrière psychologique
infranchissable pour les Européens.
Pour ce que l'on en sait, au moins deux sites noirs étaient donc
installés en Roumanie (notamment dans la base de Kogalniceanu), un en Pologne
(l’aéroport de Szymany), un autre au Kosovo (Camp Bondsteel). Roumanie et
Pologne sont bien sûr des pays de la «Nouvelle Europe» (dixit
Rumsfeld), pays qui ont des soldats en Irak aux côtés des troupes américaines.
Lors de sa tournée européenne, Condoleezza Rice a d'ailleurs signé avec Bucarest
un accord sur l’octroi aux Etats-Unis de quatre bases militaires permanentes
alors que le pays doit adhérer à l’UE au 1er janvier 2007. En fait, les exemples
du même genre sont légion qui indiquent que l' Europe de l'Est, trop longtemps
sous le joug soviétique et donc encore sensible aux paillettes (et devises bien
sûr) américaines, semblent d'une manière générale devenir le terrain de jeu
européen des États-Unis. Entre une Nouvelle Europe atlantiste et la une Vieille
Europe souverainiste, l'unité rêvée semble donc de moins en moins accessible.