Egypte: la «Restauration» à l’ombre des Saoud et de Tel Aviv


21/08/2013 Une révolution, une vraie, est une succession de batailles avec des victoires et des défaites, des percées et des retours en arrière, des sursauts et des bons en avant. En trois ans, les Egyptiens ont ainsi successivement balayé trois «gouvernements» : la tyrannie Moubarak, puis celle du Scaf (le Conseil suprême de forces armées mise en place pour la transition) et, bien sûr tout récemment, les Frères musulmans. Il faut dire que la déception des Egyptiens face à l’équipe Morsi a été d’autant plus énorme que les attentes étaient grandes. Le régime instauré par les Frères s’est révélé aussi brutal, sanguinaire et incompétent que celui de Moubarak. Prière de «dégager» donc ! Sauf que la reprise en main de l’armée a aujourd’hui des parfums de «Restauration» avec en prime, les Saoud et Tel Aviv en embuscade.

De l’élection à l’éjection
Propulsés aux affaires, les Frères Musulmans auront été en dessous de tout. Et à ce titre, les mouvements populaires qui ont abouti à leur éviction étaient donc parfaitement légitimes, fondés, et s’inscrivaient dans la continuité logique d’une révolution authentique qui ne pouvait s’accommoder de la mise en place d’un clone de Moubarak affublé d’une barbe. Car en un an de règne, c’est bien ce à quoi ont assisté les Egyptiens.
Petit rappel des faits :
- Le 30 juin 2012, Morsi gagne la présidentielle avec 51,7% des voix.
- Durant les 5 premiers mois, sa gouvernance patine, mais il trouve le temps de libérer des douzaines de prisonniers pourtant convaincus de terrorisme, et dont certains ont même trempé dans l’assassinat de l’ancien président égyptien Anouar el-Sadate.
- En novembre 2012, Morsi se fend soudain d’un décret présidentiel lui accordant d’immenses pouvoirs, dont celui de voir ses futurs décrets incontestables par aucune Cour de justice. La manœuvre est si énorme qu’un million et demi d’Egyptiens descend dans la rue pour protester, soutenus en cela par de nombreux partis. Il y aura 5 morts.
- Quelques semaines plus tard Morsi dissous la Cour suprême, taxée de trahison… Dans la foulée, il vire le Procureur général pour le remplacer par un de ses sbires.
- Un mois plus tard, il annule la Constitution et nomme une commission formée essentiellement de membres de son parti ou de sa mouvance pour rédiger un nouveau texte. Le texte est adopté par 18% des Egyptiens seulement, lors d’un référendum pour le moins discutable.
- Durant toute cette période, l’économie égyptienne s’enfonce dans le marasme le plus complet. Le chômage double et la livre perd 20% de sa valeur.
- Durant toute cette période, les disparitions se poursuivent, les arrestations et les détentions arbitraires continuent, et l’on torture autant qu’avant dans les prisons égyptiennes.
- Le 30 juin 2013, des millions d’Egyptiens révoltés se massent alors à nouveau Place Tahrir et dans tout le pays en réclamant le départ de celui qui, en un an, a réussi à réinstaurer un régime tout aussi toxique que le précédent, trahissant tout espoir de changement.
Le passif des Frères est énorme, leur échec est absolument total.

Washington hors-jeu
La sanction tombe le 3 juillet, le général Abdel Fatah Al-Sissi, chef d'état-major de l'armée égyptienne, annonce la destitution de Mohamed Morsi. C’est le retour de l’Armée aux Affaires.
Sauf que les Frères ne l’entendent pas de cette oreille et mobilisent leurs troupes. Le sit-in s’organise et prend de l’ampleur.
Du côté de l’Etat-major égyptien, les grandes manœuvres se préparent.
Des campagnes de propagande anti-Frères sont lancées à grande échelle dans le pays. Les rédactions des journaux et télévisions égyptiennes collaborent sans réserve, déçues qu’elles sont elles aussi de la pitoyable gouvernance des Frères.
Dans le plus grand secret, des tractations sont pourtant entamées entre le Scaf et les Frères pour éviter le bain de sang.
Washington alors entre en jeu et plaide la cause de la modération. Le secrétaire à la défense US, Hagel, tente à maintes reprises de convaincre al-Sissi de composer. Dans la balance : le milliard de dollars et demi d’aides que les US donnent encore annuellement à l’Egypte pour garantir la survie de l’accord de pays avec Israël, et le libre-passage sur le Canal de Suez.
Mais Al-Sissi reste inflexible.
Il sait que les Américains ont davantage besoin d’allouer cette aide à l’Egypte, que lui de la recevoir.  Cette manne ne couvre en effet que le 20% des besoins actuels de l’armée égyptienne. En revanche, l’aide en question représente une forme de blanchiment de capitaux dont les Etats-Unis ont besoin, et en particulier le Pentagone puisque la plus grande partie de cette manne lui revient au travers des achats d’armements de l’armée égyptienne, armement parfois
totalement inutile à ladite armée, mais nécessaire à l’opération de blanchiment en question.
Le général égyptien sait donc qu’il peut compter sur le lobbying du complexe militaro industriel pour maintenir cette «aide» qui lui est indirectement destinée…  et pour l’heure, le calcul d’al-Sissi
reste payant. Au demeurant, les fournisseurs d’armes ne manquent pas dans le pipeline d’Al-Sissi le cas échéant.
La décision de briser les Frères est donc prise, les modérés prennent congé.
La répression commence le 14 août. L’extrême violence de l’intervention, les centaines de morts et l’arrestation des cadres des Frères musulmans ne laissent planer aucun doute sur la volonté du Scaf d’en finir avec la Confrérie.
L’ampleur du massacre est un message.
La parenthèse des Frères au pouvoir est terminée en Egypte.


Riyad et Tel-Aviv jubilent
C’est que d’autres acteurs ont également avancés leurs pions dans l’affaire.
A commencer par la maison des Saoud, qui voyait d’un très mauvais œil l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Egypte, craignant la contagion en cas de réussite de leur gouvernance.
Contrairement à l’idée reçue, le Royaume Saoudien est en effet bancal. C’est un agglomérat de forces antagonistes pilotées par des princes gavés de pétrodollars et miné par les dissensions. C’est aussi un Royaume en proie à une forte contestation interne où les Frères possèdent des relais importants. Dans les années 1950-60 nombre de ses cadres s’y sont en effet installés en fuyant les persécutions subies en Egypte, en Syrie, en Irak ou en Algérie. Les Frères musulmans ont également participé aux contestations qui ont ébranlé le Royaume. Comme le rappelle
Alain Gresh, la vision politique des Frères «— un Etat islamique, certes, mais bâti sur des élections — diverge de celle de la monarchie, fondée sur l’allégeance sans faille à la famille royale saoudienne. Celle-ci a d’ailleurs préféré financer les divers courants salafistes, dont le refus d’intervenir dans le champ politique et l’appel à soutenir les pouvoirs en place, quels qu’ils soient — la famille royale comme M. Moubarak —, la rassuraient.»
Ce n’est donc pas un hasard si, aussitôt les menaces de suspension d’aides proférées par les Européens et les Américains, les Saoudiens ont immédiatement réagi en assurant qu’ils
compenseraient ces éventuelles pertes auprès du nouveau pouvoir égyptien.
Washington est ici débordé par son «allié» dans la région, allié impossible à désavouer désormais puisqu’il vient de le nommer bourreau en chef de la Syrie en remplacement du Qatar, viré de ce rôle pour incompétence.
Même offensive de Tel-Aviv, qui préfère bien évidemment n’importe quelle dictature militaire à ses portes plutôt que de voir des islamistes diriger l’Egypte. Tel-Aviv a donc très tôt
mouillé la chemise en activant ses relais à Washington – et dieu sait s’ils sont nombreux – pour empêcher la suspension de l’aide américaine. Même chose en Europe où les ambassadeurs israéliens ont été mandatés pour convaincre les Européens qu’il valait mieux un pouvoir militaire que le chaos islamiste.
C’est un intéressant développement qui confirme l’existence de cette alliance contre-nature entre le royaume corrompu des Saoud et l’Etat-voyou israélien avec, au milieu, des Etats-Unis de plus en plus hors-jeu et otages de leurs alliés.

Et maintenant ?
Et maintenant retour à la case départ serait-on tenté de dire, avec un Scaf à nouveau tout puissant au Caire, ce qui laisse sans doute penser aux anciens cadres du régime de Moubarak que le cauchemar révolutionnaire touche à sa fin.
Et l’annonce de la
libération sous condition du vieux Raïs doit bien sûr renforcer ce sentiment.
La Restauration donc, avec en prime les Saoud et l’entité sioniste en embuscade.
Sauf que voilà. Nous venons probablement d’assister à un soubresaut de la révolution, un retour en arrière peut-être, mais qui sera nécessairement suivi d’un rebond.
La rue n’en est plus à un gouvernement près.
Et le Scaf serait bien inspiré de prendre rapidement de la distance avec ses nauséabonds soutiens s’il ne veut pas  se voir inscrit une deuxième fois sur le tableau de chasse de la révolution.

PS: et pour terminer sur une note plus légère, voici le sms sans commentaire d'un ami marocain: "Moubarak libre, Morsi en prison, El Baradei à Vienne. C’est retour en 2010. Qui a dit qu’on ne pouvait pas remonter le temps ?"