Comprendre
(extrait de "Liban, des rêves et du sang", 1991)

Entrevue avec le général Aoun au Palais de Baabda, novembre 1989

- Général, quels ont été les litiges qui sont à l'origine de votre différend avec le Parlement et, aussi, quelles ont été les pressions qui ont acculé votre gouvernement à sa position actuelle. Le Général se redressa sur son fauteuil, posa ses avant-bras sur ses genoux, croisa les doigts et releva ses poings serrés vers son visage pour s'y appuyer un instant. Abaissant ensuite les mains, il me regarda et sourit.

- Votre question est très vaste. Je crois alors qu'il nous faut remonter en deçà du 22 septembre 1988, date de la formation de notre gouvernement. Ne perdez pas de vue que le gouvernement syrien vit une situation d'agression contre le Liban depuis 1983, et qu'il a ensuite prolongé son séjour militaire au Liban par une décision unilatérale. Suivant la Charte des Nations Unies et le droit international, on appelle cela : "Agression de quatrième forme", c'est à dire quand un pays prolonge son séjour militaire dans un autre pays, mais sans son autorisation. Dans la semaine qui a précédé notre nomination, les Américains ont fait plusieurs déclarations. Murphy, le sous-secrétaire d'état, s'était rendu à Damas où il avait discuté longuement avec Assad sur la politique moyen-orientale syro-américaine et l'un des points traités avait été la succession d'Amine Gémayel à Beyrouth. Donc en rentrant aux Etats-Unis, Murphy a fait un passage à Beyrouth avec son équipe pour nous communiquer la décision prise à Damas.

Reprenant une position plus avancée sur le fauteuil il précisa avec amertume:

- Le deal, le contrat... Moi j'ai été l'un de ces personnages à qui on a communiqué cette décision, c'était le 18 septembre 1988, et j'ai trouvé cela très déshonorant à l'égard du Liban que le président soit nommé à Damas. Je leur ai dit : Soit ! Mais au Liban, tout le monde sait depuis bien longtemps que les élections se font sous l'influence de la Syrie, des Etats-Unis et de plusieurs autres pays, faites donc semblant d'une séance de direction libre, qui pourra d'ailleurs réussir puisque vous jouissez déjà de tous les appuis. Mais on ne peut pas reconnaître à la Syrie le droit de nommer le président. Vous voyez, au lieu de dire Daher est nommé Président et le Parlement vient ratifier une décision étrangère, dites qu'il est un candidat et que vous l'appuyez par votre ambassadeur et je suis sûr qu'il va être élu à l'unanimité...

Le Général esquissa un sourire avant de poursuivre à nouveau tout à fait sérieusement.

- Je leur ai dit : Quant à nous, il nous est impossible de reconnaître officiellement que notre président soit nommé par la Syrie, parce que ça va devenir dans les traditions du pays comme un droit acquis à la Syrie et reconnu internationalement. C'est cela qui était le point de litige et c'était très important parce que je savais qu'à partir de là, la Syrie aurait pu faire tout ce qu'elle voulait. Je savais que la Syrie négocierait toujours avec les Etats-Unis pour maintenir son influence sur le Liban. Et je voulais dénoncer cette réalité.

Il reprit sur un ton implorant la raison :

- D'accord, vous êtes maintenant un pays occupant le Liban mais cela ne vous autorise pas à y désigner le président. Le Parlement libanais a toujours exercé sa souveraineté pendant les élections et ça, vous ne pouvez pas le supprimer.  C'était un deal, un contrat. Je leur ai dit : Vous nous mettez sur la voie d'une guerre au Liban, par sur la voie d'une solution. Et le chargé d'affaires, M. Simson, m'a alors dit : "Vous accepterez le président sur lequel on s'est mis d'accord ou vous aurez le chaos".

Citant Simson il renchérit :

- So you'll accept the nomination of Mister Daher as president, or you'll have the chaos.

Sur le ton du constat et balayant l'air du tranchant de la main le Général poursuivit :

- C'est là, la situation qui prévalait à la veille de la formation du gouvernement libanais. Puis notre gouvernement a été constitutionnellement formé, le 22 septembre 1988, par Amine Gémayel dont c'était le dernier jour du mandat présidentiel, et qui avait refusé aussi le deal. Le lendemain nous devions nous réunir à Baabda avec les députés et c'est à ce moment-là qu'il y a eu ce semblant de scission entre les deux gouvernements. Or, c'était artificiel. Les Syriens connaissaient ma position et redoutant de ne plus pouvoir faire nommer le président qu'ils voulaient, ils ont fait pression sur les ministres musulmans pour qu'ils ne viennent pas à Baabda. Pourtant je recevais des appels téléphoniques tous les jours de la part de ces ministres, ils me disaient : "Attendez-nous, attendez-nous", mais les pressions américaines et syriennes ont été trop fortes. Les Syriens n'ont donc pas reconnu notre gouvernement nommé par des décrets présidentiels conformément à la constitution. Donc voilà une présence militaire qui formait d'abord une agression manifeste et, ensuite, une non-reconnaissance de notre constitution. Ce qui la transformait alors en force d'occupation tout court. Voilà la situation qui prévalait le 23 septembre 1988 à zéro heure.

- Pourquoi Hoss, Husseini et consorts se sont-ils laissés convaincre de réactiver le gouvernement démissionnaire pour exercer ce faux pouvoir, ce n'était pas vraiment dans leur intérêt?

- Vous savez, la région chrétienne était la seule à ne pas être occupée par la Syrie à ce moment là. Mais dans les régions occupées, ou bien on était pro-syrien ou bien on les acceptait tout en ne les aimant pas ; il n'y avait pas d'autre possibilité, pour les officiels en tout cas. De plus l'Amérique appuyait la Syrie dans cette politique, alors je ne vois pas qui aurait pu résister à cette coalition dans les régions occupées. Nous, nous avions cette chance de ne pas être sous l'occupation directe. On pouvait dire oui ou non et ce "non" nous a déjà coûté très cher. Dès le début j'ai cherché une solution concrète, je ne pouvais pas raisonner à ce moment-là simplement théoriquement. Il y avait un problème, une situation de fait et l'attitude la plus convenable vis-à-vis du peuple était de dire : "D'accord, nous, nous sommes un ensemble de responsables, plus ou moins responsables, nous nous regroupons dans un gouvernement d'entente nationale et organisons des élections sous l'égide des Nations Unies". Je considérais que cela constituait une sortie honorable pour tout le monde et je le crois encore. C'est une sortie honorable y compris pour ceux qui seront évincés par le peuple, parce que je considère que le fait de se mettre au service du peuple et que celui-ci vous dise : "Merci, je choisis quelqu'un d'autre", c'est une sortie honorable. Le fait de se plier à la volonté des citoyens est un signe de grande honorabilité. Le fait d'être désigné c'est avoir des charges supplémentaires pour servir davantage. Etre élu ou pas, ne me concerne pas puisque je ne veux pas me présenter. En revanche, ce que je veux, c'est organiser des élections libres, et, pour moi, par exemple, c'est cela la sortie honorable, parce que tel est la volonté du peuple.

- L'Amérique étant partie prenante n'est pas concernée mais comment expliquez-vous qu'aucun gouvernement ne se soit opposé à cette manipulation ?

- Le problème est qu'il n'y a pas d'équilibre dans la politique moyen-orientale, les influences françaises par exemple sont minimes faces à celles des USA. Alors leur opinion a peu compté. De même les influences soviétiques, à ce moment-là étaient déjà en régression rapide, en perte de vitesse et au printemps 89, lorsque j'ai reçu Tarazof, il m'a parlé ouvertement en me disant que c'était fini pour eux dans cette région.

- Quelques mois après cette scission avec le gouvernement-Hoss, il y a eu une série d'affrontements entre votre armée et les FL. Que c'est-il passé ?

- Cela figure dans le cadre de la menace de Simson : "Vous accepterez Daher ou vous aurez le chaos". Personne n'ignore que les FL, à ce moment-là comme aujourd'hui, ne pouvaient être contrôlées que par deux sources extérieures qui ne sont autres qu'Israël et les Etats-Unis mais surtout, qu'ils n'étaient et ne sont toujours pas en mesure de contrarier ni l'un, ni l'autre.

- Pourtant les affrontements n'ont duré que quelques jours.

- Oui, parce que personnellement je ne voulais pas les liquider. J'ai considéré que c'était une faction identique à celles qui sont dans les autres régions du Liban. J'ai toujours pensé le Liban en dimension nationale. Même politiquement cela aurait été une faute parce que les FL n'étaient plus représentatifs des chrétiens et les éliminer aurait exposé l'Armée libanaise à devenir "l'Armée des chrétiens". Même militairement je n'avais pas le droit de mener une guerre sur les arrières alors que les véritables fronts nous encerclaient toujours. A cette époque j'ai aussi rencontré le premier Comité de la Ligue arabe, un Comité formé par les ministres des affaires étrangères de six pays arabes avec qui je me suis réuni vers la fin janvier et début février à Tunis. Ces gens-là s'étaient montrés sensibles à mes revendications.

- Le 14 mars, vous avez pourtant déclaré la "Guerre de Libération" contre l'occupant ?

- C'est encore une intoxication médiatique parce qu'on m'a toujours fait le reproche suivant :"Vous avez déclaré la guerre de Libération". Oui, d'accord je l'ai dit mais qu'est-ce-que c'est qu'une guerre de libération. Quand quelqu'un est agressé, il se révolte, il se défend, c'est tout, c'est aussi simple que cela. Oh, il a déclaré la guerre de Libération, je crois que c'est plus de la prostitution médiatique que de la véritable information. Pour comprendre il aurait fallu que le monde sache que le 11, le 12 et le 13 mars les Syriens ont bombardé le port de Beyrouth. Cela a provoqué la paralysie totale du port. Il y a eu une dizaine de bateaux touchés et c'est à ce moment-là que le 14 mars j'ai donné l'ordre de riposter sur les sources de feu dont celles de la Syrie. Il faut reconnaître que j'ai tapé dur sur les positions syriennes mais, parce qu'aussi, c'étaient les sources de feu les plus puissantes. C'est eux qui détenaient la véritable artillerie et les munitions. Peu m'importe maintenant s'ils avaient aussi des miliciens pour servir le canon ou le mortier. Je savais que c'était eux qui avaient pris la décision à cause de mon ordre de fermer les ports illégaux. Même M. Hoss était réconforté de cette décision et c'est les Syriens qui l'ont contraint à la refuser. C'est cet épisode qui a contredit tout les plans, ça a été à l'encontre de tous les plans qui se faisaient au Liban.

Se figeant dans l'étonnement qu'il attribuait à ses agresseurs il essaya de tenir leur raisonnement :

- Voilà, malgré toutes les guerres civiles, le peuple se soude et cet homme-là défonce les barrières, donc il faut l'abattre. On était devant cette situation : une présence militaire constituant une agression manifeste ensuite, qui ne reconnaît plus notre constitution, qui se sert de députés corrompus ou menacés, qui passe à l'action militaire en bombardant le port et qui essaie enfin de m'éliminer physiquement alors que, jusqu'à preuve du contraire, je suis constitutionnellement chef du gouvernement et commandant des forces armées. De plus le peuple était avec moi. Devant cette situation j'étais obligé de réagir militairement et c'est cela qui a débouché sur la guerre de libération, parce qu'il y avait, d'une part, une occupation déjà concrétisée et, d'autre part, une agression militaire.

- On vous reproche votre intransigeance et surtout de ne pas vouloir faire de concession aux américains.

- Vous savez, les américains me considèrent comme un mouton qu'on va égorger à la fête et la seule chose qu'ils peuvent me reprocher est de ne pas vouloir être ce mouton là. Ils n'ont jamais essayé de discuter avec moi. Ils ont un plan et c'est tout. Dès le début de la guerre de libération leurs médias, la CNN en particulier, m'a fait des "close-up" en titrant : "The isolated général", le général isolé, mais je ne suis pas isolé, vous n'avez qu'à regarder dehors. S'ils veulent vraiment parler de quelque-chose d'isolé au Liban, c'est le peuple qu'il faut filmer. Tout cela parce que je ne plie pas à une politique qui est contre notre existence même en tant qu'entité nationale. Voilà, C'est le malheur de quelqu'un qui se trouve dans une mauvaise situation politique lorsque l'enjeu et les intérêts des grandes puissances sont contre lui. Dans ces moments, même si sa cause est juste, personne ne prend officiellement parti pour lui.

- Dehors, dans la foule, il y a une banderole que portent des manifestants et qui mentionne : "Munich 1938 = Taëf 1989". Comment ces accords supposés d'entente nationale ont-ils pu déraper de la sorte.

- Eh bien après les épisodes qui ont conduits à la Guerre de Libération, le comité tripartite est entré en fonction et, en juin 1989, ce comité s'est réuni en Algérie et a demandé officieusement au Président Assad de retirer ses troupes de la Bêkaa dans un délai de six mois. Alors le président Assad s'est énervé et tous les fronts militaires ont été réouverts. Plus tard, au environ du 1er août, le comité a déclaré la fin de sa mission en imputant explicitement l'échec des négociations à la Syrie. Ce rapport était une condamnation de la Syrie et un soutien en faveur de ma lutte pour recouvrer la souveraineté du Liban. Mais le rapport initial a été remplacé par un autre rapport, diamétralement opposé, puisqu'il concluait qu'il fallait faire appel à la Syrie pour aider le Liban à recouvrer sa souveraineté. Cela revenait à remettre les clés du pays à la Syrie, je ne pouvais pas l'accepter sans compter qu'il y a eu là un crime politique au sens littéral du terme, un crime orchestré internationalement, c'est pour cela que le conflit a continué. Ensuite, les députés ont outrepassé leurs droits en votant un accord dont la forme même outrepassait notre constitution. Car le parlement n'a pas le droit de se réunir en dehors du territoire libanais pour ratifier quoi-que-ce-soit, pas même en dehors de la capitale. Or, voilà des députés qui se sont réunis à Taëf dès le 30 septembre dernier pour discuter d'un document dit "d'entente nationale", et dont ils ont en fait voté l'adoption à main levée.

- D'après le témoignage d'un député présent, certains de ses confrères ont reçu des sommes allant jusqu'à 8 millions de dollars. Est-ce vrai ?

- Oui. Vous savez, dans une situation d'occupation, il n'y a que deux formes de persuasion : on achète ou on menace. Quand aux montants des chèques, les talons sont restés en Arabie Saoudite alors je ne peux pas en parler. D'autres députés n'ont pas eu le choix. Pierre Daccache par exemple a protesté, il leur a dit en commentant l'accord proposé : "Vous ne pouvez rien faire contre les bourreaux, alors vous vous acharnez avec eux sur leurs victimes", le prince Saud lui a répondu : "Take it or break it", ce qui rejoignait la promesse de Simson.

- Après cela, le 4 novembre 1989, vous avez dissous le Parlement qui s'est tout de même réuni deux jours plus tard, à Qleïaat, pour élire Feu René Moawad à la présidence. Qu'avez-vous pensez à ce moment là.

- Eh bien c'était la deuxième énorme transgression qu'a commise le parlement parce-que, constitutionnellement, si deux mois après la fin du mandat du président sortant le parlement n'a pas élu un nouveau président, ce qui n'a pas été le cas, il devient un simple collège électoral, il est privé de ses pouvoirs de législation et de son droit de contrôle sur le gouvernement. C'est une contrainte que doit subir le parlement pour l'obliger à élire un président. Donc tout ce qu'ils ont fait est une dérision. D'autres part, l'élection d'un président était un moyen de renforcer l'illusion de légalité qu'on essayait d'imposer internationalement.

- On a essayé de vous attribuer son assassinat.

Le Général se tourna en riant vers Cibil, une jeune secrétaire, avant de me répondre :

- Vous me croyez si puissant que cela ?

- Reprenant son sérieux il précisa.

- En fait il n'y avait pas beaucoup de factions capables, à ce moment là, de tuer un président au Liban. Et les seules dans ce cas ne pouvaient recevoir l'ordre de tuer Moawad que par le pouvoir qui les avait mis en place. Et le président a été assassiné en territoire contrôlé par la Syrie : il y avait un blindé en tête, une Range Rover, la Mercedez du Président, une autre Range Rover et un dernier blindé. En plus, vous savez comment il se déplace dans les rues, à toute vitesse. Seule la Mercedez présidentielle a sauté et, lorsque l'on voit les photos du véhicule, même un néophyte peu comprendre que les explosifs étaient placés à l'intérieur. De mon côté, la seule fausse note que j'ai relevée avant son assassinat a été une déclaration que l'agence syrienne d'information "SANA" lui a attribuée, dans la deuxième semaine de novembre, et qu'il a démentie immédiatement. Le surlendemain, la même agence a fait une autre déclaration au nom de son épouse cette fois, et qu'elle a démentie à son tour. Vous comprenez, "Sana" est une agence officielle syrienne et lorsqu'elle attribue à quelqu'un une déclaration qu'il n'a pas faite, c'est que l'on désire de lui cette déclaration. C'est une sorte de test. Il s'est trouvé dans une situation conflictuelle mais c'est le seul signe de désaccord avec les syriens que j'ai remarqué en ce qui le concernait.

- Quelles ont été les réaction internationales face à votre refus de reconnaître le faux gouvernement de l'Ouest.

- Ils ont simplement reconnu un coup d'état, on a dit que le Général Aoun était le seul rebelle à cette situation mais enfin, j'avais le soutien du peuple libanais qui était contre. Aujourd'hui, les manipulateurs ont du mal à dire le contraire, mais ce soutien populaire existe depuis le début. Une soixantaine de vieux députés soumis ou corrompus ne représentent pas le pays, ça ne représente que soixante personnes. Vous voyez, donc on dit que le général Aoun est seul et c'est comme cela que l'on fausse l'opinion publique internationale. De l'extérieur les gens finissent par croire que je suis suicidaire, on me demande de m'expliquer et je le fais, mais vous voyez les forces médiatiques qui jouent contre moi sont tellement puissantes que personne ne peut entendre ma voix. Ma seule force est le peuple libanais parce-qu'il sait, il vit la situation de l'intérieur avec moi et je n'ai pas besoin de parler beaucoup. On me présente comme un dictateur à travers les médias, comme quelqu'un d'exclusif qui veut être seul contre tous pourtant, c'est l'inverse. Une soixantaine de types forment une espèce de dictature collégiale. On les promène partout dans le monde pour qu'ils accomplissent une certaine décision qui n'est pas celle du peuple libanais. Je sais que je ne céderai pas parce-que ce qu'on nous demande, c'est l'annexion du pays d'une façon imperceptible, qu'il n'y aie plus de Liban mais que personne ne proteste. On nous demande d'accepter la mort et de marcher dans nos propres funérailles sans pleurer, sans gémir. J'ai dit, mais moi je veux crier, ici il y a le tombeau. Si on veut m'ensevelir, on m'ensevelira vivant, je ne suis pas mort.

En son nom, il parlait aussi au nom du peuple dont la clameur ne disait rien d'autre. Après un bref instant de silence il reprit.

- Enfin, la crise libanaise n'a pas commencée avec moi. Je sais les tenants et les aboutissants de cette crise et ça a été gênant pour tout le monde. Ils se demandent pourquoi il vient gueuler celui-là. Tout le monde est d'accord, les apparence sont sauves. Tout ceux qui commettent le crime ne sont pas nommés, il jouissent toujours de l'honorabilité nécessaire et quelqu'un vient déchirer tous les masques, il fait tout tomber autour de lui, même l'establishment à Beyrouth, la hiérarchie de l'église, il brise tout. Ils ont essayé de dire que je suis fou et que le peuple s'affole avec moi, mais avec le temps on a vu que ces changements étaient solides. Je l'ai dit, on peut nous écraser mais ça ne veut pas dire que nous avons tort.

- Que pensez-vous du nouveau président et du gouvernement qu'il est censé diriger aujourd'hui.

- Ces gens là sont vexés quand je dis que c'est un gouvernement fantoche ou de marionnettes. Mais ce sont les mots qui ont été utilisés à travers l'histoire pour désigner des situations pareilles. Je ne les ai pas inventés, je les ai appris : "Gouvernement fantoche : qui a été imposé par l'étranger pour faire exécuter sa propre volonté dans un autre pays". C'est un rideau pour cacher toutes les décisions extérieures, c'est ce qu'ils sont.

Le sit-in de Baabda s'était prolongé jusqu'au 30 janvier, date à laquelle le Général Aoun avait sommé les foules de se retirer dans leurs foyers.

Au banc de toute cette agitation Samir Geagea, le "Hakim", resta muet. Amassant des tonnes d'armement lourd, de munitions et de dollars sans jamais prendre réellement position sur la scène publique libanaise sauf à Baabda où, diplomatie oblige, il avait dû se résigner à venir embrasser Aoun devant la foule.

Moins d'un mois après ce baiser, le 31 janvier 1990, ce fut la guerre. Une incroyable guerre présentée presque exclusivement par les médias comme une guerre fratricide, et qui allait devenir l'un des épisodes les plus stupéfiants de l'histoire meurtrière du pays.