L'Iran, les bobos, la diaspora et les barbouzes

24/06/2009 Intéressante démonstration filmée des profondeurs de la réflexion des salons parisiens où l'on a tout compris au monde. Mardi dans l'émission "C dans l'air", une brochette d'invités sensés débattre sur le thème "Iran, la révolution?", était réunie comme un seul homme pour nous faire comprendre que, à l'évidence, les fraudes avaient été massives pour permettre à Ahmadinejad de se maintenir au pouvoir. Sauf qu'à la question d'un internaute de savoir si, puisque seuls les quartiers nord bourgeois de Téhéran étaient en ébullition, alors que le reste de la ville et de l'Iran en général étaient relativement calmes, nous n'avions pas finalement à faire à une révolution de bobos ? Nos chers experts se sont écriés en coeur que "Non bien sûr !", avançant comme preuve ultime que l'Iran était doté d'un outil statistique très performant et que l'examen du résultat des élections (SIC) prouvait que les votes vers l'opposition provenaient de toutes les classes sociales. Euuuhhh, oui. Certes. Donc en résumé les élections iraniennes ont été truquées, c'est sûr (lire la précédente brève ci-dessous), mais la partie du résultat de ces élections truquées qui permet aux experts parisiens d'affirmer que l'opposition est soutenue par toute les classes sociales est fiable, elle. Vous vous en doutez, le paradoxe n'a pas même fait sourciller l'animateur du "débat".
Plus sérieusement, la comparaison systématique dans les grands médias entre la révolution de 1979 et les désordres qui embrasent aujourd'hui des rues de Téhéran est tout simplement absurde. Là où l'Ayatollah Khomeini avait réussi le tour de force d'unir le clergé, la bourgeoisie pieuse et la jeunesse désoeuvrée pour aboutir à une véritable révolution qui jeta à bas le régime abject du Shah, la contestation orchestrée par l'Amid Karzaï iranien, Moussaoui donc, est d'une toute autre nature. Elle réunit essentiellement une jeune bourgeoisie éduquée dans l'american dream, soutenue par une diaspora très "occidentalisée" et surtout très remontée contre les mollahs qui l'ont chassée d'Iran.
Le tout est bien sûr aiguillonné par les SR occidentaux* pour une raison stratégique fondamentale: dans son Grand Oeuvre de colonisation mercantile et idéologique de la planète, l'Occident s'appuie sur la Sunna dans les pays du plateau arabo-musulman. Et la montée en puissance de l'Iran chiite et du chiisme en général n'est pas, mais alors pas du tout vue d'un bon oeil. Le chiisme inquiète en effet, effraie même par le fait qu'il s'agisse d'une religion révolutionnaire par nature. Comme le souligne François Thual dans sa "Géopolique du chiisme", "vivre dans l'attente du retour de l'Imam en luttant contre l'injustice sur cette terre est, très globalement, le programme de cette religion dans son aspect profane". Et, de fait, à l'inverse du sunnisme dont la doctrine préconise d'obéir au prince, fusse-t-il corrompu, puisque l'on ne saurait présumer du jugement final de dieu sur le bonhomme, le chiisme ne fait pas de compromis avec le prince si celui-ci est perverti et préconise alors le renversement de l'ordre établi. La pire des hérésies pour l'Occident qui, pouvoir de marchands comme la Sunna, veut bien traiter avec n'importe quel prince, tortionnaire, dictateur ou despote on s'en fout, pouvru qu'il ait le même dieu que nous, la Grande Calculette donc.
En ce sens, les tentatives de déstabilisation de l'Iran ces dernières années se sont multipliées et, sous l'ère Bush, Washington et ses zélateurs ont tout tenté pour dresser les sunnites contre les chiites (diviser pour mieux régner toujours) de sorte à ouvrir la boîte de Pandore d'une nouvelle "Fitna" (première grande fracture qui divisa l'Islam en deux grandes branches sunnite et chiite après la mort du prophète). C'est d'ailleurs dans ce cadre de tentative occidentale de réduction de l'influence chiite qu'il faut replacer la guerre commanditée à Israël par Washington en 2006 pour tenter d'écraser le Hezbollah chiite libanais en 2006.
Bourgeoisie de Téhéran aux revendications sincères et légimites mais minoritaires; agitation opportuniste d'une opposition soutenue par une diaspora qui a souvent fait fortune à l'ombre des exactions de la Savak du Shah et qui voudrait bien réinvestir son pays et, enfin, tentative de déstabilisation aux couleurs occidentales (rose en Géorgie, orange en Ukraine, verte en Iran) sont en fait les ingrédients les plus crédibles du désordre iranien d'aujourd'hui.
PS 1: brut de coffrage, quelques posts tirés du forum LePoint.fr de mardi 
- "C'est drôle, un proche de ma famille revient d'Iran. Il travaille dans le commerce, il n'a pas la même vision que toi, il m'a dit que seule la capitale, et encore pas toute la capitale, était dans le trouble, ailleurs ça va pratiquement bien."
 - "Tu es iranienne, alors dis la vérité, qu'en dehors de la capitale les affiches de moussavi étaient pratiquement inexistantes, que des sondages indépendants ont eu lieu donnant Mahmoud [Ahmadinejad] gagnant, et je peux te confirmer qu'un grand nombre d'Iraniens ne pensent pas comme toi." 
- "L'Iran veut la paix intérieure. Où sont les paysans, les ouvriers et les employés du Bazar ? Sûrement pas dans les manifestations de la bourgeoisie. Il est temps de vivre normalement."
PS 2: L'insondable vacuité de la politique étrangère de l'UE vue par dedefensa.org qui nous confirme "la réduction progressive de la politique étrangère à la pure émotion artificielle, sélective, orientée, etc., inspirée par les médias “officiels” répondant aux consignes d’une classe indéfinie, dont la philosophie est élaborée par les people, les présentateurs de talk-shows, les artistes en tournée de promotion, les conversations des cafés chics, les politiques habiles des directeurs de la communication, et accessoirement un œil torve sur les sondages. Le tout, en fait de politique étrangère, doit être qualifié de dégénérescence parfaite, biologiquement pure."
PS 3: Un décryptage intéressant du phénomène Twitter en Iran  (traduction).
* Il faut préciser concernant l'implication de SR occidentaux dans la destabilisation de l'Iran que la CIA et ses affiliés ont mis les bouchées double sous le règne de l'inénarrable Bush (le Congrès US avait voté une enveloppe de 400 millions pour ce faire en 2007). BHO a certainement dû mettre un terme à ces opérations dès son arrivée à la Maison-Blanche. Sa retenue dans cette affaire  plaide en ce sens. Le nouveau président US semble avoir pris acte de la montée en puissance chiite de ces dernières décennies comme une nouvelle donnée stratégique avec laquelle il faut bien composer.