Liban: ces temps historiques où le monde marche sur la tête 

27/11/07 Comme prévu, les pressions américaines ont permis de maintenir au Liban le gouvernement "illégitime et anticonstitutionnel" du clan Siniora-Hariri, enfonçant un peu plus le pays dans une dangereuse impasse à l'heure où nombre de miliciens ont graissé leurs armes et sont prêts à en découdre. La pilule est d'autant plus amère dans le camp des véritables souverainistes libanais, regroupés dans l'opposition derrière le général Michel Aoun, que c'est grâce à la troïka européenne que le diktat de Washington a pu être imposé au Pays des Cèdres. Pour les Etats-Unis, il s'agissait coûte que coûte de barrer la route vers la magistrature suprême au général chrétien Michel Aoun, beaucoup trop indépendant à leur goût. "Nous avons été trahis par les Européens", s'emporte le député Nabil Nicolas, membre du Courant Patriotique Libre (CPL) du général Michel Aoun. L'opposition avait en effet accepté de jouer la carte du compromis dans le cadre de la médiation opérée par la troïka européenne. Sauf que ladite troïka s'est finalement contentée d'arracher une liste de noms de présidentiables au vieux patriarche maronite Sfeir pour la soumettre ensuite.... au clan Siniora-Hariri pour choix définitif. Inacceptable pour le CPL comme pour ses alliés du Hezbollah! Nabil Nicolas prédit pourtant l'échec de cette manoeuvre de contournement pilotée par Washington pour maintenir au Liban un pouvoir à sa botte: "Les Américains et les Européens ne comprennent rien à cette région et la terre va trembler sous leur pied. Ils ne pourront pas indéfiniment soutenir un gouvernement illégal. Nous n'avons que deux options, conclut le député du CPL, l'entente ou le chaos.
Entente franco-étasunienne Mais comment en est-on arrivé là. On connaît dans les grandes lignes les plans américains au Liban: éradication du Hezbollah chiite libanais_1, fixation définitive des réfugiés palestiniens dans le pays et, grâce à la complicité d'un gouvernement docile, transformation du pays des Cèdres en base américaine avancée (avec toutes les facilités et la coopération militaires requises) pour d'éventuelles opérations dans la région. D'aucuns estiment aussi que les Américains, qui s'appuient exclusivement sur les pouvoirs sunnites_2 (qui sont des pouvoirs de marchands aisément manipulables) dans leur grand projet de remodelage à coups de flingue du Moyen-Orient, ont décidé de réduire toutes les originalités, toutes les spécificités régionales qui pourraient leur faire obstacle, les chrétiens du Liban ayant désormais rejoint les chiites dans la catégorie des empêcheurs de dominer en rond aux yeux de Washington.
Mais pourquoi l'Europe appuie-t-elle sans retenue Washington sur ce dossier. Comme me le confiait récemment sous couvert d'anonymat un officiel occidental en place à Beyrouth, "le Liban est la chasse gardée de Paris au sein de l'Union européenne et aucun autre membre de l'UE ne veut se mettre à dos un poids lourd comme la France pour ce petit pays qu'est le Liban". Et ceci est tellement vrai que dans la plupart des chancelleries européennes à Beyrouth, on déplore en substance, sous couvert d'anonymat également, que "nos capitales nous imposent de soutenir ce que nous constatons bien être le mauvais camp".  Quant aux raisons qui poussent Paris à soutenir la clique Siniora-Hariri, elles sont peu glorieuses. Car si Chirac appuyait sans réserve Hariri pour des raisons... d'intérêts personnels résumerons-nous, Sarkozy soutient Washington à cause de la fascination puérile qu'il nourrit pour une Amérique de papier glacé qui n'a jamais existé que dans ses rêves d'adolescent. La troïka européenne n'était donc à ce titre que de la poudre aux yeux. Ici, l'Europe, c'est juste Paris et sa nouvelle politique de caniche vis-a-vis de Washington. Point à la ligne.
Le monde marche donc une fois de plus sur la tête ici au Liban, à voir les leaders du fameux "monde-libre", Washington chantre de la démocratie et Paris, Patrie des droits de l'homme, soutenir un gouvernement illégitime et inconstitutionnel  (esprit gaullien où es-tu!), le premier par calcul stratégique, le deuxième par soumission aveugle au premier.
Temps historiques dirons-nous donc, à y constater tant d'aveuglement coupable.
Paralysie Mais est-ce à dire que les choses vont en rester là. Un autre député, démissionnaire, nous faisait le pronostic que oui, sous couvert du chantage suivant opéré par le clan Siniora vis-à-vis de l'opposition: "Où vous nous fournissez le quorum nécessaire pour élire le président de notre choix, où nous en restons là, mais comme en cas de vacance de la présidence la chambre des députés ne peut pas se réunir pour autre chose que cette élection,les législatives prévues dans deux ans n'auront pas lieu et vous n'aurez plus votre mot à dire". La situation nous paraît toutefois peu tenable pour le clan Siniora. Le fait est que même si les Occidentaux pratiquent la respiration artificielle sur ce gouvernement pour le maintenir au pouvoir durant deux ans et plus, il n'est qu'un gouvernement de transition et ne peut en principe que gérer les affaires courantes en attendant l'élection d'un président. Sauf à violer toutes les lois du pays. La paralysie est donc totale, y compris pour Siniora.
Pas de coup de force Reste l'entente ou l'épreuve de force. Concernant cette dernière, d'aucuns se sont étonnés dans le camp de l'opposition souverainiste, qu'au soir du "coup" opéré par Washington Michel Aoun n'appelle pas à la formation d'un gouvernement bis. Envisageant même une prise de pouvoir musclée. Il est clair en effet qu'avec l'appui du Hezbollah, Beyrouth serait prise en trois heures et que si le général Aoun en appelait à l'armée, plus de la moitié des troupes, selon notre estimation, se rangerait immédiatement sous sa bannière et il y a fort à parier que le reste suivrait sans coup férir. Mais le scénario reste extrêmement dangereux: Car les milices manipulées par Washington, notamment les Forces libanaises de Samir Geagea, tenteraient par tous les moyens de combattre la nouvelle légalité même si du côté de l'armée, comme nous le confiait un officier à Beyrouth, "on n'attend qu'un faux pas des FL pour les écraser jusqu'au dernier". Et reste aussi à savoir quelle serait l'attitude des Druzes. On sait que Walid Joumblatt voue une haine tenace à Michel Aoun, surtout depuis une alliance avec les chiites qui le marginalise totalement sur la scène politique. Au final, un tel coup de force compte trop de variables dangereuses. D'ailleurs, du côté des rangs aounistes, on nous assure qu'une telle option n'est "pas envisagée".
Et pourquoi pas une révolution à la yougoslave? Une manifestation monstre qui déferlerait sur le sérail et renverserait le gouvernement? Même s'il n'est pas exempt de dangers, ce scénario là n'est pas à exclure de notre point de vue, surtout à l'approche de la date fatidique du 1er décembre qui marque les un an du sit-in de l'opposition Place des Martyrs. Et le gouvernement illégitime et anticonstitutionnel du clan  Siniora-Hariri ne peut pas l'ignorer.
D'où un dernier scénario qui semble s'imposer: l'entente et, finalement, l'acceptation par les Américains du fait que la négociation avec toutes les parties en présence, y compris et peut-être surtout le Hezbollah (plus de 30% des Libanais sont chiites), est la seule voie vers la stabilité du Liban. Sauf bien sûr si Washington (et Israël donc), a quelque intérêts à y préférer le chaos.

1. Le désarmement du Hezbollah a tourné à l'obsession pour Washington. L'an passé, le cabinet Doobleyou avait bien sous-traité une guerre à son allié israélien pour tenter de réduire militairement la milice chiite. Depuis le fiasco de l'Etat hébreu, les néocons ont décidé de manipuler la scène politique libanaise pour contraindre à l'émergence d'un pouvoir politique qui lui soit inféodé et dont les premières actions intérieures seront, bien sûr, l'exigence du désarmement du Hezbollah, l'idée étant de faire faire aux Libanais eux-mêmes ce que les Israéliens ont raté en 2006. Avec tous les risques de guerre civile que cela implique. Une telle extrémité pouvant même servir les dessins étasuniens dans la région.  (lire notre prédédente enquête à Beyrouth).
2. Le chiisme inquiète, effraie même par le fait qu'il s'agisse d'une religion révolutionnaire par nature. Comme le souligne François Thual dans sa "Géopolique du chiisme", "vivre dans l'attente du retour de l'Imam en luttant contre l'injustice sur cette terre est, très globalement, le programme de cette religion dans son aspect profane". Et de fait, à l'inverse du sunnisme dont la doctrine préconise d'obéir au prince, fusse-t-il corrompu, puisque l'on ne saurait présumer du jugement final de dieu, le chiite ne fait pas de compromis avec le prince si celui-ci est perverti et préconise alors le renversement de l'ordre établi. La pire des hérésies pour Washington et ses zélateurs qui son apparemment tenté, partout où cela est possible, de lancer les sunnites contre les chiites. Le Liban pourrait devenir à ce titre le premier champ de bataille d'une nouvelle "Fitna" (première grande fracture de l'Islam après la mort du prophète) aiguillonnée par Washington.