Comprendre
(extrait de "Liban, des rêves et du sang", 1991)

Entretien avec le général Michel Aoun à la Villa Gaby de Marseille,
au premier mois d'un exil de plus de dix ans
(25 septembre 1991)

Le mercredi 28 août 1991 le général Michel Aoun, accompagné du général Edgar Maalouf et du général Issam Abou Jamra, quittèrent Beyrouth après dix mois d'isolement à l'Ambassade de France. Ce fut le vendredi 30, après un périple digne des meilleurs James Bond, qu'ils arrivèrent sains et saufs à Marseille.

- Général, comment recevez-vous l'attente à laquelle vous êtes contraint aujourd'hui ?

Il prit un temps de réflexion prolongé puis, comme il avait gardé visiblement coutume de le faire, il s'assit plus droit sur son fauteuil et croisa les mains sur ses genoux avant de répondre.

- Intellectuellement je l'ai bien reçue parce qu'il n'y a pas dans le monde d'exemple d'échec réel pour ceux qui ont essayé de contenir des événements néfastes. Certainement il y a des gens qui ont perdu leur vie, d'autres ont eu des chemins difficiles mais aucun, je dis bien aucun, n'a raté sa vie, y compris ceux qui ne sont pas parvenus à accomplir leur tâche. L'histoire et les sociétés leur ont toujours réservé un rôle et une note honorable. Donc on peut se sentir frustré mais pas vaincu.

Ecartant soudain les mains il resta un instant suspendu dans son attitude, comme si le geste eu été trop prompt à exprimer ce que le verbe cherchait encore à formuler.

- Mon intention à toujours été bonne, enfin je sais ce que je fais et je me connais de ce point de vue au moins. Tout ce qui se dit sur moi actuellement, tout ce qui s'est dit dans cette période de deux ans va être confirmé ou infirmé par moi un jour. Ce qui apparaît aux gens comme une décision simple est bâtie sur beaucoup de réflexion et d'événements qui sont ignorés du public. Les gens n'ont au mieux qu'une synthèse des événements qui ont abouti à telle ou telle décision. Vous même, si vous n'aviez pas été présent, qu'auriez vous compris face à la désinformation qui a joué contre moi ? Vous avez pu constater comment s'est véritablement déroulée cette agression et finalement cette occupation. En fait, tout cela s'est déroulé progressivement pour que la lassitude gagne l'opinion et permette ainsi d'en arriver à convaincre l'opinion publique internationale que le Liban était dans une situation insoluble et qu'il fallait en passer par l'annexion syrienne. Le peuple libanais sait ce qui est arrivé, moi je le sais aussi et je crois que s'il y a encore un peu de sens moral, ces manipulateurs seront obligés de s'expliquer, parce qu'il s'agit tout de même de la survie d'un peuple, d'une nation, de tout un pays.

- Pensez-vous que c'est le stade final, que c'est terminé pour le Liban ?

Comme s'il eut soudain plongé en lui-même il garda un silence pensif puis s'assit plus au bord de son fauteuil et, posant une main sur l'accoudoir du mien, s'exprima avec passion.

- Il reste une constante qui ne pourra jamais être éliminée, c'est le peuple libanais. Peut-être le Liban ne représente-t-il pas grand chose au point de vue géographique mais il ne faut pas oublier que ce petit espace a toujours été occupé par des minorités qui ont toutes refusé l'ordre établi dans tout l'Orient. Le Liban a toujours été un refuge et un point de passage. Sa démographie est issue de groupes qui ont toujours refusé le totalitarisme de tous bords, ce sont des gens qui sont très jaloux de leurs libertés. Ce peuple qui, malgré toutes ses divergences, a un sens commun, c'est le sens de la liberté.

Il marqua un temps pour se renfoncer dans le fauteuil avant de reprendre.

- Je pense que le Liban pourrait disparaître s'il y avait un pays autour de lui qui défende les mêmes valeurs. A ce moment-là, il pourrait peut-être disparaître au sein d'un tel pays favorisé économiquement. A ce moment-là, les Libanais pourraient peut-être partager avec leur voisin ces mêmes valeurs, donc ne se sentiraient pas lésés ou vexés. Le problème d'identité se poserait donc moins férocement. Mais aujourd'hui, nous vivons l'annexion manifeste d'un régime que le peuple libanais refuse. C'est cette contradiction qui fait que tout ce qu'à fait le Parlement est une dérision. Vous vous en souvenez, ce que j'exigeais à l'époque était une forme de consultation populaire pour que le peuple choisisse enfin ses élus. Jusqu'où vont-ils aller maintenant dans leurs accords avec la Syrie ?

Laissant quelques instants sa question en suspens il poursuivit :

- Pour moi, l'essentiel était de ne pas marginaliser le peuple libanais et, dans cette situation, on a tout fait pour le marginaliser. Le peuple libanais vit actuellement en rupture totale avec le pouvoir.

- Oui mais ce pouvoir semble bénéficier de tous les appuis.

Sa réponse claqua sans délai :

- Mais pour moi c'est déjà fini. Le gouvernement a joui de tout l'appui international et il n'a pas pu démarrer. Qu'est-ce qu'on peut faire pour lui. Enfin ! Monsieur Bush ne va pas venir chez nous et prendre Monsieur Hraoui par la main en disant au peuple : "Mais c'est votre président, aimez-le!". Il lui a donné tout l'appui qu'il a considéré nécessaire pour qu'il réussisse sa mission et il ne la réussit pas. Du nord au Sud personne n'aime ces gens-là au Liban. Ce sont des gens qui ont perdu leur dignité devant les citoyens et, du même coup, leurs ont fait perdre la leur. Quand ils sont appelés ici et là à Chtaura pour recevoir des instructions et exécuter les ordres de Damas, et quand ils sont en réunion des ministres et qu' il y a quelqu'un qui a les instructions, et les autres lèvent le doigt...

Les mains ouvertes en signe de désolation impuissante il marqua un temps avant d'achever :

- Ils doivent en avoir marre. Vous savez, ça ne doit pas être facile de jouer le rôle du couard, je crois que quand on a le rôle du héros c'est peut-être plus risqué et plus difficile mais on a un certain plaisir..., mais d'être toujours le couard là sur scène et d'entendre toujours : "vous êtes des couards", c'est vrai qu'on peu avoir la paix comme cela mais.....

Sa phrase se perdit dans le rire partagé qui la ponctua.

- Oui, mais ils sont contraints de durer. Après tous les efforts que la Syrie à entrepris pour en arriver là, elle ne va pas prendre le risque de tout perdre.

- La Syrie ne sortira pas facilement du Liban, c'est certain, et je crois que ce ne sera pas le résultat d'un effort des seuls Libanais. Ce n'est plus suffisant. Ce sera un effort conjugué avec d'autres efforts diplomatiques et politiques. Vous savez, on peut faire de faux calculs en politique. Il y a des précédents dans l'histoire où malgré de gigantesques plans, l'entêtement d'un peuple l'a conduit à la victoire, mais tous ont bénéficié de circonstances internationales favorables. Ceux qui considéraient le Liban comme artificiel et qui justifiaient leurs politiques par cela, se rendent compte que c'est en fait un ensemble de valeurs et qu'il y a là une nation qui s'est forgée par le feu et le sang. Maintenant, même ceux qui étaient pro-syriens sont contre la Syrie.

Il marqua une pause là où j'attendais plus de précisions et, comme s'il eu ressenti mon impatience, il enchaîna aussitôt.

- Voilà la déception politique à laquelle elle s'oppose aujourd'hui, donc, la situation peut changer. On obtiendra peut-être tout ce que l'on veut d'elle dans une conférence de paix. Elle n'aura peut-être plus besoin de soutenir son action au Liban. Mais peut-être aussi, les circonstances qui ont permis l'entrée définitive des Syriens au Liban seront requises aussi pour leur sortie.

Sans me laisser le temps de formuler une autre question il se rapprocha de moi comme pour me prendre à parti dans la confidence.

- Voilà maintenant le cynisme avec lequel on parle du Liban, mais toute cette guerre aurait servi à arriver à cette paix-là, à cette paix de soumission à la Syrie, mais alors on n'avait pas besoin de tirer un seul coup de feu. Il n'y avait qu'à accepter l'occupation syrienne dès 1976. On nous exécute et on nous dit : "voilà, vous ne souffrez plus". Mais enfin, vous nous avez tués, c'est le cadavre qui ne souffre plus, nous ne pouvons simplement plus crier.

Reprenant du recul, il s'assit à nouveau confortablement et poursuivit, d'abord en riant.

- Nous n'avons pas fait la guerre parce que nous étions des baroudeurs, ce n'était pas un hobby ou un violon d'Ingres.

Sur un ton instantanément plus sérieux il me parla avec conviction.

- On luttait pour empêcher la Syrie de nous envahir. Aujourd'hui, tacitement, l'opinion pense qu'il y a la paix au Liban. Mais c'est la paix d'Hitler en Pologne ou ailleurs. Maintenant c'est quelque chose de terrible, on ne vit pas. La situation est appelée à évoluer dans un sens ou dans l'autre. Mais si le pays a une chance de recouvrer sa souveraineté, tous les accords et les traités signés par ce gouvernement illégal seront rendus caducs. Il y a maintenant un groupe de gens qui ont été nommés et qui font ce que les Syriens leur demandent. Tant que la situation politique n'évolue pas à l'extérieur, nous ne pourrons la faire évoluer de l'intérieur que par la guerre.

Dans un constat plus empreint d'objectivité que de pessimisme il précisa.

- Même avec un changement extérieur cela ne se passera pas si tranquillement.

Son discours appelait en soi d'autres précisions de sorte qu'il m'était superflu de le questionner.

- Les manipulateurs espéraient que, quelques semaines après le 13 octobre, la population allait s'adapter à la situation. Or le refus est total. Qu'est-ce-qui vous dérange dans la vie en tant qu'individu, que vous soyez libanais, français, brésilien ou américain ?

La précision de sa question n'appelant pas de considération générale de ma part je le laissai poursuivre.

- Les dangers sur la vie et les contraintes sur la pensée. Si vous libérez les gens de cela, si vraiment vous défendez des valeurs, que vous rendez les gens libres, que vous leur permettez l'usage de cette liberté, ils vous reconnaîtront. C'est ce qui c'est passé avec la guerre de libération. Les gens ont senti que pour une fois un responsable voulait parler en leur nom. Mon action n'était pas planifiée, elle a été une suite d'actions ou plutôt de réactions naturelles qui correspondaient à celles du peuple.

- On peut dire qu'il y a une sorte d'idôlatrie des jeunes vis-à-vis de vous qui s'est développée au cours de ces deux dernières années et, contrairement à ce que le gouvernement Hraoui a pensé, elle n'a fait qu'amplifier depuis votre départ, qu'est-ce que cela vous inspire ?

A nouveau il prit un temps de réflexion prolongé avant de répondre.

- Ca me donne un sens très lourd de la responsabilité. Je dois porter les espoirs de beaucoup de monde et il y a un minimum à faire pour ne pas décevoir. Aujourd'hui, les gens savent que je suis isolé d'eux, qu'il y a une force qui joue contre moi, mais la question reste posée. Si je refuse de prendre mes responsabilités c'est une grande déception ; et si j'accepte, c'est un grand défi. Je ne peux pas m'enfuir. Cette solidarité, je dirais chrétienne primitive, qui s'est développée entre les gens a fait que les gens sont devenus plus tenaces dans la défense de la collectivité et plus exigeants bien sûr.

Dans la voix du général transparaissait une sorte de mélancolie lorsqu'il parlait du peuple libanais. Cette sorte de tristesse empreinte de fierté que l'on ressentait envers un frère ou un fils dont vous étiez séparés, mais dont vous suiviez pas à pas le moindre mouvement dans l'attente des retrouvailles. Et, comme un homme amputé d'un membre peut encore le ressentir, j'avais vu à Beyrouth un peuple, amputé de son chef, et dont l'ombre hantait tous les cœurs. Et ici à Marseille, il me semblait parler à ce membre qu'un corps lointain attendait. Leur appartenance mutuelle et légitime m'apparaissait si intime que j'avais parfois l'impression de m'immiscer dans une affaire de famille. Je dus me faire violence pour chasser ce sentiment trop envahissant de mon esprit.

- Lorsque nous nous sommes rencontrés tout au long de cette guerre, vous n'exigiez alors que des élections auxquelles vous ne vouliez pas être candidat mais aujourd'hui, il y a tout un peuple, toute la majorité silencieuse du Liban qui vous attend. Alors si le peuple vous choisit un jour à sa tête pour le représenter, est-ce que vous accepteriez ?

Sa réponse n'eut pas le sens d'une déclaration ni celui d'une revendication, en fait, elle n'exprimait qu'une disposition intérieure qui, bien que nouvelle, était parfaitement assimilée.

- Oui, mais dans un esprit missionnaire. Je ne joue pas le jeu politique traditionnel et ne le jouerai jamais. Je continuerai à travailler comme je l'ai fait durant ces deux ans de guerre : j'ai réveillé les fonctionnaires de l'état qui se considéraient comme des fonctionnaires chez le ministre et non comme des citoyens participants à part entière. Il y a beaucoup de choses à réformer. Ce que j'ai eu le temps de développer est l'unité nationale et je constate avec joie qu'elle continue sur l'impulsion qui a été donnée par la guerre de libération. Cela atteint un degré très avancé et va beaucoup plus vite que je ne l'avais espéré.

Plus en boutade qu'en réelle question, je lui demandai :

- Vous n'avez pas peur du virus de la corruption qui semble avoir toujours frappé les politiciens libanais ?

Amusé par la question il répondit sans délai.

- Oh ! vous savez j'ai déjà passé le test, et puis on ne se corrompt pas si l'on n'est pas prédisposé. Il est certaines vérités que certains essaient de dissimuler tout le temps pour se permettre des faiblesses, des profits, mais je ne sais pas pourquoi les politiciens ont généralisé cela. Et ils le disent à tout le monde : "Nous allons tricher mais vous devez accepter". C'est cela que je refuse. Même si on est dans une situation difficile, on le dit aux gens : "Vous voyez, nous avons nos limites", et les gens comprendront.

Là, il marqua encore un temps comme soudain envahi par l'essentiel de ce qu'il voulait me dire.

- Au fond j'ai des idées, enfin, j'ai deux convictions. Je ne dis pas que j'ai des idées en tête parce que ce ne sont pas des choses planifiées. Je crois que deux choses donnent un sens à la vie : la solidarité et la foi. Dans la vie sociale : la solidarité entre les membres d'une communauté est primordiale. Si on n'est pas solidaire : on est comme une pierre, là, au milieu, et on est pas satisfait. J'ai toujours développé cela, la solidarité, entre les autres et moi, et entre les autres et encore d'autres, à tous les niveaux, parce qu'une société ne peut pas progresser, ni vivre, ni se sentir en sécurité sans solidarité. Et pour l'au-delà, il y a la foi. C'est une autre dimension métaphysique de la personne. Ca vient d'une certaine expérience vécue puisque nous avons en nous le passé. Nous avons la mémoire qui enregistre le passé. Nous avons la notion du présent que nous vivons et, aussi, le fait de vivre ce présent comme le futur d'hier, on ne peut pas se limiter à sa seule vie en pensant qu'un jour ça va s'arrêter. La foi donne ce sens de continuité à la vie, ce sentiment d'éternité qui est en nous, il faut l'accepter. Il ne faut pas chercher à philosopher puisque cela nous réconforte, alors pourquoi dire : "non, on va s'arrêter là" ? Il faut se laisser entraîner normalement et vous devenez ce que vous devez devenir, sans effort, ça ne vous demande aucun effort et cela vous laisse serein et tranquille. Vous voyez, on reconnaît que le Christ a prêché l'amour, mais il a été crucifié et certains pensent que ses idées ont envahi le monde mais c'est faux, ses idées sont restées des aspirations. Il y a beaucoup de gestes de charité et d'amour dans le monde, mais les idées du Christ n'ont pas triomphé. Les moments d'accalmies dans le monde sont très rares en comparaison du tumulte des guerres. Il y a une tendance à l'hégémonie qui fait obstacle.

Un silence ponctua sa phrase, silence dans lequel je sentis que l'orientation de notre discussion changeait.

- Comment avez-vous vécu intimement votre exil dès le 13 octobre ?

- C'était difficile, c'est vraiment la véritable "Passion" que j'ai vécue dès ce moment-là. Quand je dis la "Passion", je veux dire...

Laissant sa phrase en suspens il m'interrogea soudain.

- Vous avez lu l'Evangile ?

A ma réponse affirmative, il insista :

- Vous l'avez bien lu ?

- Oui je pense que oui.

- La "Passion", le Christ devant Ponce Pilate et le grand prêtre Caïphe. Vous savez, c'est difficile de voir le criminel en train de vous juger. Sans faire de parallèle avec le personnage du Christ, c'est à ce moment là qu'on comprend vraiment ce sentiment d'injustice terrible. C'est dur de voir le criminel vous juger.

- A aucun moment vous n'avez pensé que le peuple pourrait se soumettre ?

Le général prit encore là le temps d'une intense réflexion.

- Vous voyez, le 13 octobre, je me suis dit : Voilà, ça y est, j'ai fait tout ce que je pouvais faire, j'ai la conscience tranquille, maintenant le peuple va s'adapter à une nouvelle situation. J'avais senti à ce moment-là, non pas une rupture, mais une étape, une autre étape qui commençait et dans laquelle je ne voulais plus faire de politique. Je voulais vivre avec ma famille, m'occuper de mes trois filles qui vont à l'université, qui vont se marier... Je rêvais de devenir grand-père et puis, en quelques jours, la situation a changé. J'ai commencé à recevoir des lettres mais je me suis dit : "Voilà, ils sont encore nostalgiques pour un temps", mais ça a toujours pris plus d'ampleur et maintenant c'est encore plus intense qu'avant. Dans ces lettres les gens me parlent de leur expérience personnelle, de ce qui a révolutionné leur cœur. Voilà ce qui a changé.

S'adressant plus intensément à moi pour m'expliquer son sentiment il poursuivit :

- Et vous êtes alors attaché à ces gens-là, vous sentez que vous n'avez pas le droit de les ignorer. C'est comme un sentiment de père et ces lettres, c'est comme si c'étaient mes filles qui me les envoyaient à travers d'autres. C'est ça l'essentiel de ce que j'ai pu lire. Des gens qui écrivent à leur père ou à un frère et pour la première fois il y a eu cette correspondance, très volumineuse puisqu'il s'agit de milliers de lettres, entre les gens et un responsable. Il y a des petits de cinq ans à peine et qui savent tout juste dessiner leur lettres, il y a les vieux aussi dont la main tremble et dont les lettres sont sages et patientes. Le langage est familier, surtout, les jeunes me tutoient, ils s'adressent à moi comme à un "dur", je dois leur faire ceci, je dois leur faire cela. C'est exactement le langage d'une famille.

Elargissant sa pensée il continua.

- Je ne crois pas qu'on puisse jamais isoler le Moyen-Orient du monde. Cette vague de démocratisation du monde à laquelle nous assistons depuis la chute du "Mur" va tôt ou tard submerger la Realpolitik qui écrase encore notre région, et le Liban est le point de départ de cette révolution ; plus précisément la génération qui a vécu la guerre de libération ; ces jeunes qui sont pleins d'espoir et qui luttent partout dans le monde ; qui font des manifestations à New York, Washington ou Abidjan ; ils portent en eux ce "virus" de la liberté et qui est intraitable, intraitable, intraitable, intraitable.

Il l'avait répété quatre fois en battant le poids de chaque mot de ses phalanges sur son accoudoir avant de conclure.

- Vous voyez, ils peuvent entraver cette évolution provisoirement seulement.

- Vous parliez de vos filles, comment avez-vous pu concilier votre vie de chef et votre vie familiale durant ces deux ans ?

La question l'avait quelque peu pris au dépourvu mais il s'en accommoda avec un certain plaisir même.

- Il faut beaucoup d'amour, de compréhension et un esprit de sacrifice de la part de la famille pour mener une vie solidaire. Grâce à Dieu, j'ai eu cela, autrement, je n'aurais pas pu faire ce que j'ai fait ou ce que je suis en train de faire. Personnellement je considère mon épouse comme une femme avec une volonté de fer et elle est pour moi une sainte. Elle a fait beaucoup de sacrifices, elle a toujours tenu le coup, elle a géré la famille intellectuellement et moralement, et c'est un dévouement sans limite. Si je dois vouer un culte à quelqu'un c'est à elle....

Une profonde passion et un amour infini avait accompagné ses paroles à tel point que j'avais eu du mal à soutenir son regard. Puis il parla avec la même ferveur de ses filles.

- Vous voyez, mes filles ont été brillantes, elles ne m'ont pas fait de soucis et vous voyez, il y a des choses... pas bizarres, mais étonnantes. Pour elles, il y avait le père et le général. Le général était pour elles comme pour tous les autres jeunes du Liban et puis, il y avait aussi le père. Mais elles devaient accepter que le général soit pour tous et que le père n'aie pas beaucoup de temps. Pourtant elles l'ont compris et accepté. Elles ont subi aussi toutes les conséquences d'être mes filles. Il y en avait de bonnes et de mauvaises, les mauvaises étaient qu'elles n'étaient plus libres, elles ne vivaient plus leur jeunesse comme les autres. Elles devaient toujours être physiquement protégées. En dehors des dangers auxquels elles s'exposaient en vivant avec moi au Palais alors que j'étais bombardé, il y avait aussi des limitations sur leur circulation en ville, elles ne pouvaient pas passer leur temps avec leurs camarades à veiller ici ou là, elles devaient toujours être escortées. Vous savez, c'est un sacrifice qui peut faire perdre aux jeunes leur spontanéité, leur âge. Certainement qu'avec cette expérience, leur personnalité s'est développée comme il se devait, elles ont une maturité et une trempe aussi qui leur permettent d'assumer des responsabilités inhabituelles pour des jeunes filles.

Il s'était à nouveau enfoncé dans son fauteuil les bras le long des accoudoirs, visiblement en proie à une émotion intense.

- Beaucoup de vos amis et d'une manière générale beaucoup de gens ont donné leur vie pour la cause que vous incarnez. Comment en tant qu'individu peut-on gérer le sang coulé, même pour une cause juste ?

Son visage s'assombrit et dans son regard passa un voile de douleur qui sembla l'enfermer en lui-même. Puis il me regarda à nouveau comme il eut accepter une pénitence.

- J'en souffre. Ce sont des douleurs terribles et on se pose toujours la question. Faut-il accepter l'injustice ou faut-il se défendre et à quel prix ? C'est là où vraiment joue la volonté collective.

S'avançant à nouveau sur le bord de son fauteuil, il se pencha vers moi dans le désir de convaincre.

- Je ne crois pas que quelqu'un puisse faire la guerre ou la paix s'il n'y a pas une volonté collective derrière lui pour la paix ou pour la guerre, offensive ou défensive. Ce que m'a appris ce que j'ai vécu est qu'il faut la démocratie dans la décision, pas dans la technique parce que la technique est une responsabilité à part. Mais dans la décision, je suis très démocrate, bien que je sois militaire j'ai toujours respecté le principe démocratique.

Pour bien me faire sentir l'intransigeance de sa position il insista.

- J'accepterai des critiques sur tout, mais pas sur cela, je le considérerais vraiment comme une offense, enfin je vous dis pourquoi : On ne peut pas entraîner des gens dans une décision contre leur volonté et leur en faire payer le résultat, c'est criminel. Vous voyez, même dans l'armée, personne n'a été traduit devant un tribunal militaire parce qu'il a manqué au devoir de défense. Je défie tous mes détracteurs d'affirmer le contraire. Même dans l'armée ça a été un combat de volontés individuelles. La guerre de libération était la concrétisation du refus des libanais d'accepter non pas la paix syrienne mais la soumission syrienne, parce qu'il n'y a pas de paix avec la Syrie. Ca c'est très important. Aucun soldat de l'armée n'a été traduit pour manquement à son devoir, c'était des gens qui se sentaient solidaires et se défendaient ensemble. La symbiose opérée entre le peuple et l'armée qui ne faisant enfin plus qu'un est, je crois, le travail le plus réussi que j'aie fait dans ma vie.

Un instant il resta songeur puis renchérit.

- Je ne considère pas l'action militaire comme majeure parce qu'elle était technique, mais cette symbiose entre le peuple et l'armée qui défendait sa cause..., CA ! ça n'a jamais existé au Liban. Pour la première fois, je leur ai dit "j'ai nationalisé l'Etat". Vous voyez, pour la première fois, les gens sentaient qu'ils possédaient l'Etat. CA, c'est VOTRE Etat ! Je crois que c'est le sentiment le plus noble que l'on puisse offrir à un citoyen.