Al Alwiya, ou la maternité de l'horreur / 1998

Jetés dans les rues par milliers après sept ans d'embargo onusien, les petits mendiants de Bagdad ont-ils de la chance? Aussi abjecte que cela puisse paraître, force est de constater que oui. Car dans la capitale irakienne, il est un endroit où les effets des sanctions économiques infligées au pays atteignent le paroxysme de l'horreur. Une horreur d'autant plus épouvantable qu'elle déploie son cortège de douleurs en un lieu qui, sous nos latitudes, est synonyme de tous les bonheurs, de toutes les douceurs et de tous les espoirs. Il s'agit en effet d'une maternité. Plus précisément de celle de l'hôpital Al Alwiya, situé au sud de Badgad. Une maternité qui, avant la "Tempête du désert", était reconnue comme la plus grande et la plus moderne d'Irak. Aujourd'hui, faute de médicaments, faute de matériel ou même faute d'électricité pour cause d'embargo, elle ressemble désormais à s'y méprendre à un gigantesque mouroir pour nouveau-nés. Là bas, les mères rencontrées dans les hôpitaux restent enfermées dans leur seule souffrance. Dans leur seule histoire. De toutes petites histoires qui les obligent à regarder leurs gosses agoniser dans leurs bras et finir dans un réfrigérateur. Faute de moyen pour les enterrer.

Comme des oisillons morts

En pénétrant dans la maternité, le spectacle est d'emblée effroyable. Assises par dizaines sur les lits grinçants de chambres délabrées, les femmes qui ont eu la chance d'accoucher sans complication guettent le moindre signe de vie chez leur bébé. Avec, au fond des yeux, une question aussi simple qu'horrible: mon enfant vivra-t-il? Il faut dire que la plupart de ces femmes ont en commun d'être arrivée à l'hôpital dans un état de malnutrition prononcé. Les joues creusées par la fatigue et le désespoir, elles tentent alors en vain de nourrir leur bébé en leur faisant téter des seins désespérément vide de la moindre goutte de lait. Mais les bébés sont si maigres, si dépourvu de la moindre musculature que lorsque leurs mères les porte ainsi à leur poitrine, leurs petites têtes roulent de tous côtés comme celles d'oisillons morts.

Des bébés réduits au rang de déchets carnés

Le résultat de tout cela? Il se trouve dans un local situé à l'étage de la maternité. Dans une chambre sombre et vide. Juste éclairée par un néon qui surplombe un banal réfrigérateur pour tout mobilier. Un réfrigérateur dans lequel, jours après jours, les médecins viennent entasser les cadavres des bébés qu'ils n'ont pu sauver. Des bébés réduits au rang de déchets carnés puisque leurs mères, trop pauvres pour payer leur enterrement, les ont abandonné derrière elles. En quittant la clinique, ces femmes irakiennes n'emporteront donc pour tout souvenir de leur accouchement que la vision d'un petit corps sans vie. Un enfant qui aurait dû être leur fils ou leur fille mais qui, finalement, ne sera venu au monde qu'un bref instant de souffrance avant d'y mourir.

"Chaque soir, raconte le Dr. Mohammed Ali Al Tawil, je rentre chez moi avec la tristesse au coeur. Car je sais que si j'avais eu le minimum d'instrument ou de médicament, j'aurais pu sauver la majorité des enfants que j'ai perdu aujourd'hui". Avant de rentrer chez lui pourtant, le docteur fera comme les autres pour survivre. Il travaillera jusqu'à tard dans la nuit en visitant des patients un peu moins malade et, surtout, un peu plus fortuné qu'à l'hôpital. Laissant derrière lui une maternité qui n'en est plus une et où toutes les petites histoires des mères irakiennes ne rivaliseront décidément jamais avec la grande.

P.V