"Le vrai problème : le
sionisme américain"
par Edward Saïd
traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier
"Le vrai problème : le sionisme américain" a été publié en trois parties dans
Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien anglophone) entre le 21 septembre et
le 8 novembre 2000.
Edward Saïd est professeur de littérature comparée à la Columbia
University.
Depuis longtemps engagé dans la lutte pour la reconnaissance des droits du
peuple palestinien, il a démissionné en 1991 du Conseil national palestinien. Il
est l'auteur de nombreux ouvrages sur la littérature, la musique et la
politique, dont, traduits en français, "Israël, Palestine : l'égalité ou rien"
aux éditions La Fabrique (1999), "Entre guerre et paix" aux éditions Arléa
(1997), "Des intellectuels et du Pouvoir" aux éditions du Seuil (1996).
Première partie
Ceci est un premier article d'une série consacrée au rôle mal compris et mal
perçu du sionisme américain dans la question de la Palestine. De mon point de
vue, le rôle des groupes et des associations sionistes, très bien organisés, aux
Etats-Unis, n'a pas été suffisamment pris en considération tout au long de la
période du "processus de paix", négligence que je trouve stupéfiante, étant
donné que la politique palestinienne a consisté, essentiellement, à remettre
notre sort entre les mains des Etats-Unis, sans aucune conscience stratégique de
la manière avec laquelle la politique américaine est réellement dominée - si ce
n'est entièrement contrôlée - par une petite minorité de personnes dont les
opinions sur la paix au Moyen-Orient sont, à bien des égards, encore plus
extrémistes que celles du Likoud israélien
Laissez-moi donner un petit exemple. Il y a un mois, le journal israélien
Ha'Aretz a envoyé un de ses éditorialistes en vue, Ari Shavit, pour plusieurs
jours d'entretien avec moi ; un bon compte-rendu de cette longue conversation a
été publié sous la forme d'une interview avec questions et réponses, dans le
supplément au numéro du 18 août, pratiquement in extenso, et sans censure. J'ai
formulé mes vues de manière parfaitement candide, en insistant davantage sur le
droit au retour, sur les événements de 1948 et sur les responsabilités d'Israël
dans tout ça. J'ai été (agréablement) surpris de constater que mes opinions ont
été exposées exactement comme je les ai formulées, sans la moindre tentation de
sensationnalisme de la part du journaliste, dont la courtoisie et l'absence
d'agressivité ne s'étaient jamais démenties
Une semaine après l'interview, vint une réponse, celle de Meron Benvenisti,
ancien adjoint au maire de Jérusalem à l'époque de Teddy Kollek. Elle était
outrageusement personnelle, pleine d'insultes et d'accusations scandaleuses à
l'égard de ma famille et de moi-même. Mais il n'a jamais dénié qu'il existât un
peuple palestinien, ou que nous ayons été expulsés (hors de la Palestine) en
1948. En substance, il disait : "nous les avons vaincus, pourquoi devrions-nous
nous sentir coupables ?" La semaine suivante, je répondais à Benvenisti dans les
colonnes du même journal, Ha'Aretz : là encore, aucune coupure. Je rappelais aux
lecteurs israéliens que Benvenisti était responsable de la destruction (et sans
doute était-il au courant du massacre de plusieurs Palestiniens) du quartier des
Maghrébins (à Jérusalem : Haret al-Magharibah), en 1967, qui entraîna pour des
centaines de Palestiniens la perte de leur logement, pulvérisé par les
bulldozers israéliens. Mais je n'avais pas à rappeler à Benvenisti ou aux
lecteurs du Ha'Aretz que nous existions en tant que peuple et que nous avions au
moins le droit de débattre de notre droit au retour. C'était (pour eux) une
évidence
Deux choses. L'une, c'est que l'ensemble de cette interview n'aurait jamais pu
paraître dans un journal américain, et certainement pas dans l'un quelconque des
journaux des Juifs-Américains. Si ces journaux m'avaient interviewé, les
questions auraient été agressives, se seraient voulues déstabilisantes,
insultantes, du type : "pourquoi avez-vous prêté main-forte au terrorisme,
pourquoi ne voulez-vous pas reconnaître Israël, Hajj Amin (al-Huseïny, mufti de
Jérusalem, NdT) n'était-il pas un nazi ?, etc..." La deuxième, c'est qu'un
sioniste israélien de droite, comme Benvenisti, quelque soit la détestation
qu'il puisse concevoir pour mes idées ou ma personne, ne niera jamais qu'il y
ait un peuple palestinien, qui a été forcé à partir en 1948. Un américain
sioniste maintiendrait, lui, longtemps, qu'il n'y a eu aucune conquête ou bien,
comme Joan Peters l'a prétendu dans un ouvrage publié en 1948, aujourd'hui
épuisé en librairie et pratiquement tombé dans l'oubli, intitulé "Depuis la nuit
des temps" (cet ouvrage a raflé tous les prix littéraires juifs l'année de sa
parution aux Etats-Unis), qu'il n'y avait pas de Palestiniens en Palestine avant
1948 (!)..
Tout Israélien admet sur-le-champ et sait parfaitement bien que l'ensemble
d'Israël était autrefois la Palestine, que (chose reconnue ouvertement par Dayan
en 1976) chaque ville ou chaque village israélien portait autrefois un nom
arabe. Et Benvenisti dit ouvertement : "nous" avons vaincu (et conquis)", alors
quoi ? Pourquoi nous sentir coupables d'avoir vaincu ?" Le discours sioniste
américain n'est jamais aussi direct et honnête : il faut toujours qu'il tourne
autour du pot, qu'il fasse fleurir le désert, qu'il vante la démocratie
israélienne, etc... en occultant totalement les faits, essentiels, survenus en
1948, que pratiquement tout Israélien a vécu en direct. Pour les Américains, il
s'agit presque d'imaginations, de mythes, non de réalités. Les partisans
américains d'Israël sont si loin de la réalité, tellement pris dans les
contradictions de la culpabilité de la diaspora (en effet, que signifie être
sioniste et ne pas émigrer en Israël ?) et dans leur triomphalisme de minorité
la plus parvenue et la plus puissante des USA, que ce qui (en) émerge est le
plus souvent une mixture effrayante de violence perverse à l'encontre des
Arabes, une peur et une haine profondes envers eux, qui résulte de leur absence
totale de contacts avec eux, à la différence de ce qui se passe pour les Juifs
israéliens
Ainsi, pour le sioniste américain, les Arabes ne sont pas des êtres vivants,
mais des incarnations de tout ce qui peut être démonisé et méprisé, plus
spécialement : le terrorisme et l'antisémitisme. J'ai reçu, dernièrement, une
lettre d'un de mes anciens étudiants, quelqu'un qui a bénéficié de la meilleure
éducation possible aux Etats-Unis : il peut, malgré ça, avoir le culot de me
demander, en toute honnêteté et courtoisie, pourquoi, en tant que Palestinien,
est-ce que je laisse un nazi comme Hajji Amin (Al-Huseïni) déterminer mon
programme politique ? "Avant Hajj Amin", argue-t-il, "Jérusalem n'avait aucune
importance, pour les Arabes. Mais il était tellement diabolique qu'il en a fait
un problème important pour les Arabes, juste pour frustrer les aspirations
sionistes, qui ont toujours tenu Jérusalem pour quelque chose de capital". Ce
n'est pas le raisonnement de quiconque a vécu avec les Arabes et sait un tout
petit peu de choses concrètes à leur sujet. C'est le discours d'une personne qui
produit un discours construit et qui est animé d'une idéologie qui considère les
Arabes seulement d'un point de vue négatif, comme la personnification de
passions antisémites violentes. Et qui, en conséquence, doivent être combattus
et si possible éliminés. Ce ne pas un fruit du hasard si le Dr Baruch Goldstein,
meurtrier monstrueux de 29 Palestiniens qui priaient paisiblement à la mosquée
d'Hébron, était américain, tout comme l'était le rabbin Meir Kahane. Bien loin
d'être des aberrations qui auraient placé leurs partisans dans l'embarras,
Kahane et Goldstein sont révérés, de nos jours, par des gens de la même trempe
Beaucoup des colons d'extrême droite les plus zélés, installés sur des terres
palestiniennes, qui parlent sans aucun remords de la "Terre d'Israël", comme
leur appartenant, qui haïssent et ignorent les propriétaires et les résidents
palestiniens qui les entourent, sont eux aussi américains. Les voir arpenter les
rues d'Hébron comme si la ville arabe était entièrement à eux est un spectacle
qui fait froid dans le dos, dont l'aspect effrayant est encore aggravé par la
méfiance et l'agressivité dont ils font montre en permanence envers la majorité
arabe
Je donne ici tous ces éléments de manière à illustrer un point essentiel
Lorsque, après la guerre du Golfe, l'OLP a pris la décision stratégique - déjà
prise avant elle par deux pays arabes de majeure importance - de travailler avec
le gouvernement américain et, si possible, avec le puissant lobby qui contrôle
tout examen de la politique américaine au Moyen-Orient, elle a pris cette
décision (comme les deux états arabes qui l'avaient devancée) sur la base d'une
profonde ignorance et de suppositions extraordinairement erronées. L'idée, telle
que me l'a résumée un diplomate arabe de haut rang peu après 1967, était de se
rendre, carrément, et de dire : "nous n'allons pas continuer à nous battre. Nous
sommes désireux désormais d'accepter Israël et d'accepter, aussi, le rôle
prépondérant des Américains dans notre futur". Il n'y avait aucune raison
objective d'adopter une telle position, à l'époque - comme c'est aujourd'hui le
cas : la continuation de la lutte par les Arabes, comme ils l'avaient pratiquée
historiquement, n'était pas appelée inéluctablement à déboucher sur des défaites
ou - a fortiori, un désastre - ultérieures
Mais je suis convaincu que remettre la politique des Arabes entre les mains des
Etats-Unis, ce qui revient à dire : entre les mains des principales
organisations sionistes, étant donné leur influence dans tous les secteurs aux
Etats-Unis, a représenté une faute politique. Cela revenait à leur dire : "nous
ne vous combattrons plus, à l'avenir, laissez-nous vous rejoindre... Mais, s'il
vous plaît, traitez-nous convenablement". Ce qui était alors espéré, c'était
qu'en faisant des concessions et en disant que nous n'étions plus leur ennemi,
nous deviendrons leurs amis, nous les Arabes..
Le problème réside dans la disparité de puissance (entre les deux camps) qui n'a
absolument pas été réduite. Du point de vue du puissant, quelle différence cela
peut-il bien faire si votre faible adversaire met les pouces et dit qu'il n'a
plus rien à gagner à l'avenir par la lutte, qu'il vous demande de l'adopter,
qu'il veut être votre allié : "essaie juste de me comprendre un peu, et alors,
peut-être seras-tu plus juste ?". Une bonne façon de répondre à cette question
de manière concrète et pratique, c'est de regarder la manière dont les choses
ont tourné dans la compétition pour les sénatoriales à New York, où Hillary
Clinton est opposée au Républicain Ric Lazio pour le fauteuil occupé
actuellement par Daniel Patrick Monihan (Démocrate), qui prend sa retraite.
L'année dernière, Hillary a déclaré qu'elle était en faveur de l'établissement
d'un Etat palestinien. Au cours d'une visite non-officielle à Gaza, avec son
président de mari, elle a embrassé Soha Arafat. Mais depuis l'ouverture de sa
campagne pour les sénatoriales à New York elle bat même les plus extrémistes des
sionistes de droite dans sa dévotion totale à Israël et son opposition farouche
aux Palestiniens, au point de se déclarer en faveur du transfert de l'ambassade
américaine de Tel-Aviv à Jérusalem et (ce qui est pire) en réclamant la clémence
pour Jonathan Pollard, un espion israélien accusé d'espionnage contre les
Etats-Unis, et condamné à la prison à vie. Les candidats républicains opposés à
Hillary Clinton ont tenté de l'embarrasser en la dépeignant comme une
"philarabe" et en diffusant une photographie où on la voit embrassant Soha
Arafat. New York étant la citadelle du pouvoir sioniste, attaquer quelqu'un en
lui accolant les qualificatifs de "pro-arabe" ou d' "amie de Soha Arafat"
équivaut à la pire des insultes. Tout cela, en dépit du fait qu'Arafat et l'OLP
sont déclarés ouvertement alliés des Etats-Unis, qu'ils reçoivent des aides
américaines tant militaire que financière, et qu'ils bénéficient des conseils de
la CIA sur le plan de la sécurité. Pendant ce temps, la Maison Blanche faisait
diffuser une photographie de Lazio et Arafat se serrant les mains, vieille de
deux ans. Clairement, on répondait "coup contre coup"..
La réalité, c'est que le discours sioniste est un discours vecteur de pouvoir,
et que les Arabes, dans ce discours, sont les objets de ce pouvoir. Les objets
méprisés, est-il besoin de le préciser. Ayant remis leur sort entre les mains de
ce pouvoir en tant que ses anciens opposants désormais soumis, comment (les
Arabes) peuvent-ils imaginer se trouver sur un pied d'égalité avec lui ? De là,
le spectacle dégradant et insultant d'Arafat (depuis toujours et pour toujours
symbole de l'ennemi dans la mentalité sioniste) utilisé (comme pièce
compromettante) dans un duel tout ce qu'il y a de plus local, aux Etats-Unis,
entre deux candidats qui sont rentrés dans une surenchère afin de démontrer
lequel des deux est plus pro-israélien que l'autre. Notons, d'ailleurs,
qu'Hillary Clinton, pas plus que Ric Lazio, ne sont juifs
Dans mon prochain article, j'examinerai comment la seule stratégie politique
possible, pour les politiques arabe et palestinienne aux Etats-Unis, ne consiste
ni en un pacte avec les sionistes ici (aux Etats-Unis), ni avec la politique
américaine elle-même, mais bien en une campagne massive et mobilisée, en
direction de la population américaine, pour le respect des droits humains,
civils et politiques des Palestiniens
Tous les autres arrangements, qu'il s'agisse d'Oslo ou de Camp David, sont voués
à l'échec tout simplement parce que le discours officiel est entièrement dominé
par le sionisme et qu'il n'y existe aucune alternative, à quelques exceptions
individuelles près. Par conséquent, tous les accords de paix conclus sur la base
d'une alliance avec les Etats-Unis représentent des (signatures d') alliances
qui ne font que renforcer le pouvoir sioniste, bien loin de le contrer. Se
soumettre bien bas à une politique moyen-orientale contrôlée par les sionistes,
comme les Arabes le font désormais depuis presque une génération, n'apportera
jamais ni la stabilité sur place, ni l'égalité et la justice aux Etats-Unis
Toutefois, l'ironie veut qu'une large couche de l'opinion publique américaine
soit prête à se montrer critique tant envers Israël qu'envers la politique
étrangère américaine. La tragédie, c'est que les Arabes sont trop faibles, trop
divisés, trop désorganisés et trop ignorants pour tirer avantage de cette
réalité. J'en examinerai les raisons dans mon prochain article, poussé que je
suis par l'espoir que nous pouvons tenter d'atteindre une nouvelle génération
qui pourrait s'avérer à la fois étonnée et révulsée par la place misérable,
dénigrée à laquelle notre peuple et notre culture sont aujourd'hui relégués, et
le sentiment constant de perte suscitant à la fois indignation et humiliation
que nous en concevons tous.
Deuxième partie
Je dois vous relater un petit incident, qui s'est produit, depuis mon premier
article, il y a quinze jours de cela. Martin Indyk, ambassadeur des Etats-Unis
en Israël (pour la deuxième fois sous l'administration Clinton), a été
brutalement déchu de son agrément de sécurité diplomatique par le Département
d'Etat (Affaires Etrangères, aux Etats-Unis, NdT). Le prétexte invoqué étant
qu'il aurait utilisé son ordinateur portable (son "sur les genoux", "laptop",
comme on dit outre-atlantique, NdT), sans utiliser les mesures de sécurité en
vigueur et que, de ce fait, il aurait pu révéler des informations secrètes ou
livrer des informations semi-secrètes à des personnes non-habilitées... Résultat
: il ne peut plus ni entrer au Département d'Etat, ni en sortir, sans être
escorté. Il ne peut pas non plus demeurer en Israël et il doit même, aux
dernières nouvelles, subir un interrogatoire poussé
Peut-être ne saurons-nous jamais ce qui s'est réellement passé. Mais ce qui est
public, et n'en a pas moins été totalement occulté par les médias, c'est le
scandale que représente la nomination-même de cet Indyk. A la veille de
l'intronisation de Clinton, en janvier 1993, on a annoncé que Martin Indyk, né à
Londres et citoyen australien, venait d'être naturalisé américain à la demande
expresse du président nouvellement élu, mais non encore en charge. Les
procédures habituelles n'ont pas été respectées : il s'agissait d'un "abus de
pouvoir légal" de l'exécutif, si bien qu'Indyk, à peine naturalisé citoyen
américain, put devenir immédiatement membre du personnel du Conseil de Sécurité
Nationale, en charge... du Moyen-Orient
Ca, c'était un vrai scandale, pour moi, et non pas ce qui a pu lui arriver par
la suite du fait de son je-m'en-foutisme ou de son indiscrétion, ou même de sa
complicité dans l'ignorance des codes de conduite officiels
Car, avant de parvenir au coeur-même du gouvernement américain, à un poste
suprême et largement couvert par le secret, Indyk était le directeur de
l'Institut Washington pour la politique au Moyen-Orient, un "réservoir à idées"
(thinktank) pseudo-intellectuel dévoué à la propagande active en faveur
d'Israël. Il y a assuré la coordination des travaux avec l'AIPAC (Comité des
Affaires Publiques Américano-Israéliennes), le lobby le plus influent - et aussi
le plus craint - à Washington. Il convient de noter qu'avant de rentrer dans
l'administration Bush, Dennis Ross, consultant au Département d'Etat qui a
piloté le "processus de paix" américain, était aussi à l'époque le directeur de
l'Institut Washington, si bien que les ponts entre le lobbying israélien et la
politique extérieure américaine au Moyen-Orient étaient très bien ancrés, et -
osons le mot - très fréquentés
Si l'AIPAC a été aussi puissant, durant des années, ce n'est pas seulement à
cause du fait qu'il repose sur une population juive bien organisée, ayant
beaucoup de relations, très en vue, ayant beaucoup de réussite, et très riche,
mais parce qu'il ne s'est heurté, dans une grande mesure, qu'à une résistance
fort réduite. L'AIPAC inspire, dans tout le pays, une crainte salutaire et un
respect circonspect, mais c'est encore plus vrai à Washington, où en quelques
heures, pratiquement la quasi-totalité du Sénat peut recevoir l'injonction de
signer une lettre au Président, en faveur d'Israël (et y obtempérer). Qui
pourrait se permettre de résister à l'AIPAC sans crainte de voir briser sa
carrière au Sénat, ou a fortiori s'y opposer en invoquant, disons, la cause
palestinienne, alors que rien de concret ne saurait être offert en compensation
de la défense de cette cause à quiconque oserait défier (cette organisation) ?
Par le passé, un ou deux sénateurs ont tenu tête ouvertement à l'AIPAC, mais peu
après, leur réélection a été bloquée par les principaux comités d'action
politique contrôlés par l'AIPAC, et voilà : aussi simple que cela... Le seul
sénateur qui ait adopté ce qui ressemble de loin à une sorte de position opposée
à l'AIPAC a été un certain James Abu Rezk, mais il ne désirait pas être réélu et
a présenté sa démission, en invoquant des raisons personnelles, après la fin de
son unique mandat de six ans
Aux Etats-Unis, il n'y a pas un seul commentateur politique qui soit ouvertement
et clairement opposé à Israël. Quelques éditorialistes libéraux, comme Anthony
Lewis, du New York Times écrivent de temps en temps une critique des pratiques
israéliennes en matière d'occupation, mais rien n'est jamais dit au sujet de
1948 et de l'ensemble du problème de la dépossession originelle des
Palestiniens, qui se trouve (pourtant) à la racine de l'existence-même d'Israël
et de son attitude depuis sa fondation. Dans un article publié récemment, un
ancien haut-fonctionnaire du Département d'Etat, Henry Pracht, a relevé que
l'unanimité écrasante de l'opinion publique dans tous les secteurs des médias
américains, cinéma, télévision, radio, journaux, hebdomadaires, mensuels,
trimestriels et quotidiens : tout le monde, peu ou prou, suit la ligne
officielle israélienne, qui est devenue aussi la ligne officielle américaine.
Telle est l'identification à laquelle est parvenu le sionisme américain au cours
des années écoulées depuis 1967, et qui est exploitée dans la plupart des
discours publics relatifs au Moyen-Orient. Ainsi, politique américaine =
politique israélienne, excepté pour de trop rares occasions (par exemple, le
procès Pollard), lorsqu'Israël dépasse les bornes et présume qu'il a le droit de
se servir (dans la bonbonnière) sans demander la permission
La critique des pratiques israéliennes est, ainsi, strictement limitée à des
"sorties" occasionnelles qui sont si rares qu'elles en sont pratiquement
littéralement invisibles. Le consensus général est quasi-invincible et tellement
puissant qu'il peut être imposé partout en restant dans les limites du consensus
socialement admis ("mainstream"= le "lit principal du fleuve"). Ce consensus est
fait de vérités inattaquables concernant le fait qu'Israël est une démocratie,
ses vertus fondamentales, la modernité et le caractère raisonnable de sa
population et de ses politiques. Le rabbin Arthur Hertzberg, un religieux
américain libéral respecté, a dit un jour que le sionisme était "la religion
séculaire de la communauté juive américaine"... Ceci est confirmé, visiblement,
par plusieurs organisations américaines dont le rôle est de réprimer les
tendances du public à commettre des infractions, même si de nombreuses autres
associations juives animent des hôpitaux, des musées, des centres de recherche
pour le bien du pays tout entier. Cette dualité ressemble à un paradoxe
insolvable dans lequel des initiatives publiques parmi les plus louables
coexistent avec les plus mesquines et les plus inhumaines
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple récent, l'Organisation sioniste américaine
(ZOA : Zionist Organisation of America), groupe de zélotes peu nombreux mais
forts en gueule, a payé un encart publicitaire dans le New York Times du 10
septembre dernier, s'adressant à Ehud Barak comme s'il se fût agi d'un
homme-à-tout-faire des Juifs américains, lui rappelant que les six millions
qu'ils représentent dépassent de loin les cinq millions d'Israéliens, qui ont
osé, pourtant, prendre l'initiative d'ouvrir des négociations sur Jérusalem...
Le communiqué n'était pas seulement sur le ton de l'avertissement, mais presque
de la menace, disant en substance que le premier ministre d'Israël avait décidé
non-démocratiquement d'entreprendre ce qui était inconcevable ("anathema"), pour
les Juifs américains, et que ces derniers étaient extrêmement fâchés par son
comportement. On ne sait pas très clairement qui a mandaté cette petite troupe
de zélotes teigneux pour faire la leçon au premier ministre d'Israël sur un tel
ton, mais l'Organisation sioniste américaine ZOA se sent le droit d'interférer
dans les affaires de n'importe qui. Ils écrivent fréquemment (c'est presque
devenu une routine) au président de mon université pour lui demander de me
licencier ou de me censurer pour un propos que j'ai tenu, comme si les
universités étaient des sortes de jardins d'enfants et comme si les professeurs
devaient être réprimandés comme des mineurs délinquants. L'année dernière, ils
ont monté une campagne pour que je sois viré de mon poste électif en tant que
président de l'Association pour les Langues Modernes, dont les 30 000 membres
ont été chapitrés comme autant de demeurés. C'est digne du stalinisme le plus
préhistorique, mais c'est typique du sionisme américain organisé dans ses pompes
et ses oeuvres
De même, au cours des derniers mois, divers écrivains et éditeurs juifs de
droite (par exemple, Norman Podhoretz, Charles Krauthammer et William Kristol,
pour ne mentionner que quelques-uns des propagandistes les plus persifleurs) ont
critiqué Israël essentiellement parce que sa politique leur déplaisait, comme
s'ils avaient plus de titres que quiconque d'autre à le faire. Leur ton, dans
ces articles, et dans d'autres, était effrayant : une mixture peu appétissante
d'arrogance éhontée, de prêche morale, et de la forme la plus rébarbative
d'hypocrisie, le tout avec un air de totale confiance en soi. Ils supposent
qu'avec le soutien des organisations sionistes, qui appuient et encouragent
leurs débordements répréhensibles, ils peuvent persévérer dans leurs excès
verbaux ahurissants, mais c'est surtout parce que la plupart des Américains sont
totalement béotiens dans les problèmes qu'ils abordent ou bien parce qu'ils sont
réduits au silence que ces gens peuvent continuer à proférer leurs insanités,
dont la plupart ont peu à voir avec les développements réels de la situation
politique moyen-orientale. La plupart des Israéliens modérés les considèrent
avec dégoût
Le sionisme américain a désormais atteint un niveau de pure fantasme dans lequel
ce qui est bon pour les sionistes américains dans leur apanage et dans leur
discours en grande partie complètement déconnecté des réalités, est bon pour
l'Amérique et pour Israël, et bon aussi, en toute certitude, pour les Arabes,
les Musulmans et les Palestiniens, qui semblent bien n'être guère plus qu'un
ramassis de gêneurs négligeables. Quiconque défie ou ose les contester
(particulièrement s'il s'agit d'un (ou d'une) Arabe ou Juif (ve) antisioniste)
devient l'objet des formes les plus grossières d'agression verbale et de
vitupération, toutes plus personnelles, racistes et idéologiques les unes que
les autres. Ils sont acharnés, totalement dépourvus de générosité ou de
compréhension authentiquement humaine. Dire que leurs diatribes et analyses
adoptent un style "vétérotestamentaire", ce serait blasphémer en insultant
l'Ancien Testament
En d'autres termes, une alliance avec eux, telle celle que les Etats arabes et
l'OLP ont essayé de mettre sur pied depuis la guerre du Golfe, dénote une
ignorance des plus invétérées. Ils sont opposés, de manière viscérale, à tout ce
que les Arabes, les Musulmans, et tout particulièrement, les Palestiniens
défendent, et ils attendent la meilleure occasion - la première - pour tout
faire sauter, plutôt que faire la paix avec eux. Toutefois, il est vrai aussi
que la plupart des citoyens ordinaires sont souvent stupéfaits de constater la
violence de leur discours, mais ils n'ont pas réellement conscience de ce qu'il
y a derrière elle. Lorsque vous parlez avec des Américains qui ne sont ni Juifs,
ni Arabes, et qui ne savent rien du Moyen-Orient, vous trouvez chez eux, le plus
souvent, une interrogation et une certaine exaspération devant les tartarinades
constantes (de ces sionistes extrémistes), comme si l'ensemble du Moyen-Orient
était à eux et qu'ils n'avaient qu'à tendre le bras pour s'en emparer. J'en ai
déduit que le sionisme, aux Etats-Unis, est non seulement un fantasme construit
sur des fondations on ne peut plus branlantes, mais qu'il est impossible de
conclure avec lui une quelconque alliance ou d'en attendre de quelconques
échanges rationnels. Mais aussi qu'il peut être disqualifié et vaincu
Je n'ai pas cessé, depuis le milieu des années quatre-vingt, de proposer à la
direction de l'OLP et à tout Palestinien ou tout Arabe que j'ai pu rencontrer
l'idée que la tentative de l'OLP d'attirer l'attention du président (Clinton,
NdT) était totalement illusoire, étant donné que tous les présidents
(américains) récents se sont avérés être des sionistes zélés, et que la seule
manière d'amener un changement de la politique américaine et de pouvoir réaliser
l'autodétermination (palestinienne), c'était d'avoir recours à une large
campagne de mobilisation en faveur des droits humains des Palestiniens, campagne
qui aurait pour effet de gagner du terrain sur le monopole actuel des sionistes
et d'atteindre l'opinion publique américaine. Non-informés, et cependant ouverts
à des appels à la justice comme ils le sont, les Américains auraient réagi comme
ils l'ont fait pour la campagne de l'ANC contre l'apartheid, qui a fini par
aboutir au changement de l'équilibre des forces à l'intérieur même de l'Afrique
du Sud. Pour être honnête, je dois mentionner que James Zoghby, alors activiste
énergique des droits de l'homme (avant qu'il ne se jette entre les bras
d'Arafat, du Gouvernement américain et du Parti démocrate), a été l'un des
initiateurs de cette idée. Le fait qu'il l'ait complètement abandonnée indique
bien plus à quel point James a changé qu'il ne signifie que cette idée elle-même
serait dépassée
Mais il est également devenu très clair pour moi que l'OLP ne le fera jamais,
pour plusieurs raisons. Cela lui demanderait du travail et du dévouement. Cela
reviendrait aussi à épouser une philosophie politique qui serait celle d'une
organisation réellement démocratique. Ensuite, cela devrait relever d'un
mouvement, beaucoup plus que d'une initiative personnelle attribuable au leader
actuel. Enfin, cela demanderait une connaissance réelle - et non une
connaissance superficielle - de la société américaine. S'ajoute à cela le fait
que j'avais acquis la conviction que la mentalité traditionnelle qui n'a jamais
cessé de nous maintenir dans une mauvaise position serait très difficile à
changer, et le temps m'a, hélas, donné raison. Les accords d'Oslo ont été
beaucoup plus l'acceptation dépourvue de toute perspective par les Palestiniens
de la suprématie israélo-américaine plus qu'une tentative d'y porter remède
En tous les cas, toute alliance ou tout compromis avec Israël dans les
circonstances actuelles, avec une politique américaine totalement dominée par le
sionisme américain, serait promis(e) en gros aux mêmes résultats pour les
Arabes, en général et les Palestiniens, en particulier. Israël doit dominer, les
préoccupations d'Israël sont premières, l'injustice systémique d'Israël se
poursuivra. A moins que l'on ne s'occupe du sionisme américain et qu'on ne le
force à changer - ce qui n'est pas si difficile que cela en a l'air, comme
j'essaierai de le démontrer dans mon prochain article - les résultats seront les
mêmes : déconvenue et discrédit pour nous, les Arabes.
Troisième partie
Les événements de ces quatre dernières semaines, en Palestine, ont été un
triomphe quasi-total pour le sionisme, aux Etats-Unis, pour la première fois
depuis la ré-émergence moderne du mouvement national palestinien à la fin des
années soixante. Les discours, tant politique que public, ont à tel point fait
d'Israël la victime des affrontements actuels qu'en dépit du fait que 140
Palestiniens aient perdu la vie (à la date de l'article NdT) et que 5 000
blessés graves palestiniens aient été recensés, c'est en permanence d'une fable
intitulée "violence palestinienne" qui aurait interrompu le cours tranquille et
régulier du "processus de paix" qu'il est question. Nous sommes désormais en
présence d'une petite litanie de phrases que tout éditorialiste soit répète
"verbatim" (telles quelles), soit prend pour argent comptant : ces
phrases-slogans ont été gravées dans les tympans, les esprits et les mémoires en
guise de guide pour les égarés, de manuel ou de machine à dupliquer des phrases
qui encombrent l'atmosphère depuis au moins un mois maintenant. Je pourrais
citer la plupart de ces phrases par coeur : Barak a offert plus de concessions à
Camp David qu'aucun premier ministre israélien ne l'avait jamais fait (90 % des
territoires et souveraineté partielle sur Jérusalem-Est) ; Arafat s'est montré
lâche, il lui a manqué le courage nécessaire pour accepter les offres d'Israël
permettant de mettre un terme au conflit ; la violence palestinienne, orchestrée
par Arafat, a menacé Israël (toutes sortes de variantes pour cette dernière
assertion, allant du désir d'éliminer Israël de la carte, l'antisémitisme, une
rage suicidaire motivée par le désir de passer à la télévision, en mettant les
enfants en première ligne afin que ce soient eux qui deviennent des martyrs (!),
prouvant qu'une vieille "haine" des Juifs est le vrai mobile des Palestiniens ;
Arafat est un leader déconsidéré, qui laisse son peuple attaquer les Juifs et
qui les incite même à le faire en libérant des terroristes (emprisonnés) et en
laissant publier des livres scolaires qui dénient à Israël le droit à
l'existence... J'oublie certainement une ou deux formules, mais l'image générale
est qu'Israël est à tel point cerné de barbares lanceurs de pierres que même les
missiles, les tanks et les mitrailleuses héliportées qui ont été utilisés par
les Israéliens de manière à "résister" à la violence (palestinienne) réussissent
à grand-peine à contenir une force terrifiante. Les injonctions de Bill Clinton
(rabâchées consciencieusement, tel un perroquet, par sa Secrétaire d'Etat
(Madeleine Albright, NdT)) aux Palestiniens de "se retirer" poussent le bouchon
un peu loin dans la suggestion que ce serait les Palestiniens qui empiéteraient
sur le territoire israélien, et non le contraire... Il faut aussi noter que la
sionisation des médias a été si efficace qu'aucune carte n'a été publiée ou
montrée à la télévision qui aurait pu rappeler aux téléspectateurs ou aux
lecteurs américains - dont l'ignorance tant en géographie qu'en histoire est
notoire - que les colonies, les implantations, les routes et les barrages
israéliens zèbrent littéralement le territoire palestinien, à Gaza comme en
Cisjordanie. Plus, comme cela avait déjà été le cas, à Beyrouth, en 1982, les
Palestiniens sont soumis à un véritable siège israélien, y compris Arafat et ses
hommes. Complètement oublié aussi - encore eût-il fallu qu'il ait été compris -
le système des zones A, B et C qui permet à l'occupation militaire de 40 % de la
superficie de la bande de Gaza et à 60 % de celle de la Cisjordanie de se
perpétuer, occupation à laquelle les accords d'Oslo n'avaient jamais envisagé de
mettre un terme, ils n'envisageaient d'ailleurs même pas de lui apporter une
quelconque modification. Comme l'absence de toute référence géographique dans ce
conflit de nature essentiellement géographique le laisse prévoir, le vide
résultant est un élément fondamental dès lors que les images qui sont montrées
ou décrites (par les médias) le sont en l'absence de tout contexte. Je pense que
l'omission de tout contexte géographique par les médias sionisés était
délibérée, à l'origine, et qu'elle est désormais devenue systématique. Ceci a
permis à des commentateurs-maison, tels que Thomas Friedman, de passer en
contrebande ses câbles d'une manière éhontée, en se répandant sur l'équité
américaine, la souplesse et la générosité israéliennes, et son propre
pragmatisme personnel, grâce auquel il descend en flammes les leaders arabes et
assomme ses lecteurs qui bâillent d'ennui. Ceci a pour effet, non seulement de
permettre à la notion complètement ahurissante de l'agression palestinienne
contre Israël de prévaloir, mais aussi de déshumaniser encore un peu plus les
Palestiniens, d'en faire des bêtes sans conscience, agissant sans raison. Aussi
ne faut-il pas être étonné, lorsque les chiffres des morts et des blessés sont
cités, si on ne précise pas de nationalités : ceci laisse entendre aux
Américains que les souffrances sont divisées à parts égales entre les
"belligérants", ce qui a pour effet d'augmenter la souffrance des Juifs et de
diminuer d'autant, voire d'éliminer complètement les sentiments des Arabes,
sauf, évidemment, leur rage. La rage et ses dérivés restent ainsi les seules
émotions palestiniennes, elles en deviennent même, pour le coup, la
caractéristique. Ceci explique la violence, et véritablement, la réifie, si bien
qu'Israël en arrive à représenter un Etat normal, démocratique, à jamais cerné
par la rage et la violence. Aucun autre processus ne saurait expliquer
logiquement la confrontation opposant des lanceurs de pierres à la vaillante
"défense" israélienne. Pas un mot sur les démolitions de maisons, les
expropriations de terres, les arrestations illégales, la torture, etc... Rien
n'est cité au sujet de ce qui est (à l'exception de l'occupation de la Corée par
les Japonais) la plus longue occupation militaire de l'histoire moderne, rien
non plus au sujet des résolutions de l'ONU, rien sur les souffrance d'un peuple
entier et la dureté d'un autre
Oubliés la catastrophe de 1948, le nettoyage ethnique et ses massacres, la
dévastation de Qibya, de Kafr Qassem, de Sabra et Shatila, les longues années de
gouvernement militaire imposé aux citoyens non-juifs, pour ne rien dire de leur
oppression continuelle en tant que minorité persécutée de 20% de la population
de l'Etat juif. Ariel Sharon, dans le meilleur des cas, est un provocateur, et
non un criminel de guerre. Ehud Barak est un homme d'état, jamais le bourreau de
Beyrouth. Le terrorisme est toujours inscrit au crédit des Palestiniens, et
l'auto-défense à celui d'Israël, dans une sorte de grand livre de comptabilité.
Ce que Friedman et les "peaceniks" pro-israéliens se gardent de mentionner,
lorsqu'ils célèbrent la générosité inouïe de Barak, c'est sa réelle substance.
On se garde de nous rappeler que son engagement à un troisième retrait
(d'environ 12% des territoires), à Wye Plantation, il y a 18 mois, n'a jamais
été honoré
Quelle valeur pourraient donc avoir de telles "concessions" ? On nous dit que
Barak envisageait de rendre 90% des territoires occupés. Ce qu'on ne nous dit
pas, en revanche, c'est qu'il s'agit de 90% des territoires extérieurs à ce
qu'Israël n'a aucune intention de rendre. Le grand Jérusalem représente plus de
30 % de la Cisjordanie ; de vastes colonies promises à l'annexion représentent
15 % supplémentaires ; les routes militaires occupent une superficie qui reste
encore à déterminer. Ainsi, une fois tout ceci déduit, 90 % du restant ne
représentent pas grand-chose. Ainsi, pour Jérusalem : la concession israélienne
était essentiellement de consentir à ouvrir des discussions et peut-être -
peut-être, seulement - d'offrir une autorité conjointe sur l'esplanade des
Mosquées (Al-Haram al-Sharif). La malhonnêteté, qui coupe le souffle, là-dedans,
c'est que la totalité de Jérusalem-Ouest (principalement arabe, en 1948) avait
déjà été concédée par Arafat, plus la majorité de Jérusalem-Est, qui a connu une
expansion urbaine énorme. Encore un détail : les tirs palestiniens, avec des
armes légères, contre Gilo sont généralement présentés comme de la violence
gratuite, alors que personne ne rappelle que Gilo est lui-même un quartier
installé sur des terres confisquées au quartier de Beit Jala, d'où proviennent
les tirs mentionnés. De plus, Beit Jala a subi un bombardement complètement
disproportionné, infligé par des hélicoptères israéliens utilisant des missiles
pour détruire des maisons d'habitation. J'ai procédé à un suivi des principaux
journaux. Continûment, depuis le 28 septembre, le New York Times, le Washington
Post, le Wall Street Journal, le Los Angeles Times et le Boston Globe ont
comporté quotidiennement, en moyenne, trois tribunes libres. A l'exception,
peut-être, de deux ou trois articles écrits d'un point de vue pro-palestinien
dans le Los Angeles Times, de deux autres (l'un, écrit par une juriste
israélienne, Alegra Pacheco, l'autre par un journaliste libéral jordanien
pro-Oslo, Rami Khoury), dans le New York Times, tous les articles - (en y
incluant ceux écrits par des éditorialistes réguliers comme Friedman, William
Safire, Charles Krauthammer et assimilés), ont été favorables à Israël, au
processus de paix sponsorisé par les Etats-Unis, et à l'idée que la violence
palestinienne, le manque de coopération d'Arafat, le fondamentalisme islamique
étaient les coupables. Les auteurs (de ces articles) étaient d'anciens
militaires américains, des officiels civils, des apologistes et des officiels
d'Israël, des experts et autres spécialistes de "réservoirs à idées" (think
tanks) des officiels de lobbies et d'organisations pro-israéliens. Autrement
dit, la couverture du consensus admis (mainstream) a été réalisée en supposant
qu'aucune position palestinienne, arabe, ou islamique sur des sujets tels que
les tactiques de terreur employées par Israël à l'encontre des civils, le
colonialisme de peuplement ou l'occupation militaire, n'existait ou ne méritait
d'être entendue. Ceci est sans précédent dans les annales de l'histoire du
journalisme aux Etats-Unis, et reflète bien une mentalité sioniste qui fait
d'Israël la norme en matière de comportement humain, et qui, par conséquent,
élimine d'une telle catégorisation l'existence de 300 millions d'Arabes et de
1,2 milliards de Musulmans. A long terme, il s'agit pour les Sionistes d'une
position suicidaire, mais l'arrogance que leur donne leur position de pouvoir
semble faire que cette idée n'a apparemment encore effleuré personne. La
mentalité que je viens de décrire est réellement renversante et l'on pourrait,
s'il ne s'agissait tout simplement d'une distorsion pratique aussi bien que
réelle de la réalité, évoquer aisément une forme particulière de dérangement
mental. Mais elle correspond très exactement à la politique israélienne
officielle, qui consiste à ne pas considérer les Palestiniens comme un peuple
ayant une histoire de dépossession dont Israël est, dans une large mesure,
directement responsable, mais comme une nuisance périodique contre laquelle la
force, et surtout pas la compréhension ni un réel compromis, est la seule
réponse possible. Quoi que ce soit d'autre serait littéralement impensable.
Cette cécité étonnante est aggravée, aux Etats-Unis, par le fait que ni les
Arabes, ni les Musulmans ne font l'objet d'une grande curiosité, sauf en tant
que têtes de Turcs pour tout aspirant-politicien (comme je l'ai indiqué dans un
précédent article). Il y a quelques jours de cela, Hillary Clinton a annoncé,
dans un mise en scène d'une hypocrisie des plus abjectes, qu'elle allait rendre
50 000 dollars de dons reçus d'une association de Musulmans américains parce
que, a-t-elle déclaré, ils encourageaient le terrorisme : il s'agit-là, bien
sûr, d'un mensonge éhonté, le groupe en cause ayant seulement déclaré qu'il
soutenait la résistance des Palestiniens face à Israël dans la crise actuelle,
ce qui ne représente pas, en soi, une position malencontreuse, mais ce qui est
criminalisé, dans le système américain uniquement parce qu'un sionisme
totalitaire exige que toute critique - je dis bien : toute - de ce qu'Israël
fait est tout bonnement intolérable et considéré comme de l'antisémitisme à
l'état pur. Et cela, malgré le fait que (là encore, littéralement) le monde
entier a critiqué les politiques israéliennes d'occupation militaire, de
violence disproportionnée, d'état de siège imposé aux Palestiniens. En Amérique,
vous devez vous abstenir de tout forme de critique, car, sinon, vous êtes
pourchassé en votre qualité d'antisémite méritant l'opprobre le plus sévère. Une
autre particularité du sionisme américain, qui est un système de pensée
antithétique et de distorsion Orwellienne, est qu'il est impardonnable de parler
de violence juive, ou d'actions menées par les Juifs lorsqu'il s'agit d'Israël,
même si tout ce que fait Israël est fait au nom du peuple juif, pour et par un
Etat juif. Le fait que cet Etat est mal-nommé, étant donné que vingt pour cent
de sa population ne sont pas des Juifs, n'est jamais mentionné, et ceci est à
prendre en compte également, dans le hiatus étonnant, entièrement délibéré entre
ce que les médias nomment les "Arabes israéliens" et les "Palestiniens" : aucun
lecteur ou aucun téléspectateur ne peut censément savoir qu'il s'agit du même
peuple, en réalité divisé par la politique sioniste, ni que les deux communautés
représentent le résultat de la politique israélienne : apartheid, dans un cas ;
occupation militaire et nettoyage ethnique, de l'autre. Enfin, le sionisme
américain a fait de toute discussion sérieuse au sujet d'Israël, de loin l'Etat
qui reçoit le plus d'aide aux pays étrangers accordée par les Etats-Unis, ou au
sujet de son passé et de son futur, des tabous qui ne sauraient être brisés sous
aucun prétexte. Qualifier cela de dernier tabou dans le discours public
américain, n'est absolument pas exagéré. L'avortement, l'homosexualité, la peine
de mort, même le sacro-saint budget de l'armée ont été discutés avec une
certaine liberté (mais, toujours, dans certaines limites). Le drapeau américain
peut être brûlé en public, alors que le traitement infligé sans discontinuer par
Israël aux Palestiniens depuis 52 ans est virtuellement inimaginable, comme s'il
s'agissait d'un roman n'ayant pas reçu l'imprimatur. Ce consensus serait
peut-être tolérable s'il ne hissait pas le châtiment continu et la
déshumanisation du peuple palestinien au rang d'une authentique vertu. Il n'y a
tout simplement pas d'autre peuple, dans le monde d'aujourd'hui, dont le
massacre (montré) sur les écrans de télévision semble être considéré par la
plupart des téléspectateurs américains comme acceptable, en tant que punition
bien méritée. C'est le cas des Palestiniens dont les morts quotidiennes, durant
le mois écoulé, sont mises sous la rubrique "la violence des deux côtés", comme
si les pierres et les frondes des jeunes gens poussés à bout par l'injustice et
la répression représentaient un délit majeur plutôt qu'une résistance courageuse
opposée au sort avilissant que leur réservent non seulement les soldats
israéliens armés par les Etats-Unis, mais aussi par processus de paix prévu pour
les parquer dans des bantoustans et des réserves dignes d'animaux. Que les
partisans d'Israël aient pu comploter, sept ans durant, pour finir par produire
un document destiné essentiellement à enfermer un peuple comme des internés dans
un asile ou une prison : voilà quel est le vrai crime. Quant à présenter cela
comme une paix et non comme la pure et simple désolation que cela a toujours été
depuis le début, voilà qui dépasse mes capacités à le comprendre ou à le décrire
autrement que par les termes d'immoralité débridée. Ce qui est pire que tout,
c'est que le mur protégeant le discours américain sur Israël est si blindé
qu'aucune question ne peut être adressée aux cerveaux qui ont produit Oslo et
qui ont continué à vendre leur schéma au monde entier, sept ans durant, en le
faisant passer pour la paix. On ne sait pas ce qui est plus pernicieux, la
mentalité qui pense que les Palestiniens n'ont même pas le droit d'exprimer un
sentiment d'injustice (ils sont trop primitifs pour cela) ou celle qui continue,
d'une manière impavide, à fomenter leur futur esclavage. Si c'était là tout, ce
serait déjà trop
Mais notre statut misérable, d'après la cosmogonie imposée par le sionisme
américain, est aggravé par l'absence d'une quelconque institution ici (aux
Etats-Unis, NdT) ou dans le monde arabe, qui soit prête et capable de produire
une alternative. J'ai bien peur que la couverture (médiatique) des manifestants
qui lancent des pierres à Bethlehem, Gaza, Ramallah, Naplouse et Hébron risque
fort de ne pas être prise en compte de manière adéquate par une direction
palestinienne paniquée, incapable de se retirer ou d'aller de l'avant. C'est on
ne peut plus regrettable.