La chute de l’homme dans
l’algorithme
10/02/2017 Bientôt les hommes cesseront de s’aimer, tomberont amoureux
de machines, deviendront un temps des objets connectés parmi d’autres
avant de disparaître, de se fondre dans une ultime étreinte technologique
censée les «augmenter»,
mais qui
aura surtout raison de leur humanité. C'est ce que les adeptes
hallucinés du transhumanisme (1) appellent la
«Singularité»,
ce moment d'inflexion où les
progrès exponentiels de la technologie infesteront l'homme pour en
changer la nature et donner naissance au Surhomme tant attendu, enfin
libéré de ses limites biologiques. Selon certains transhumanistes, cette
«Singularité» pourrait même survenir d'ici à 2030 déjà, et les progrès
stupéfiants que nous annoncent régulièrement les apprentis-sorciers de l'intelligence
artificielle rendent plausible ce calendrier. Il faut dire que la voie
est toute tracée. On voit
mal ce qui pourrait en effet contrarier cette échéance. Notre
contre-civilisation ultralibérale est psychologiquement
formatée pour accepter et même souhaiter la disparition de notre si
imparfaite
humanité, et son impératif libéral justement lui interdit tout
simplement de
questionner les (r)évolutions technologiques puisque ce serait contraire
à l'un de ses
dogmes qui veut que l'«on arrête pas le progrès».
Deux forces à l'oeuvre
Dans la société ultralibérale, deux forces implacables
sont ainsi à l'oeuvre qui rendent inéluctable cette fuite en avant vers
la Singularité et l'abolition de notre humanité.
D'un côté, il y a d'abord ce que nous appellerons le néo-progressisme sociétal,
qui s'emploie à déstructurer les sociétés, à briser tous les tabous, à
bouleverser en permanence les rapports sociaux, à imposer ce relativisme
moral et culturel absolus qui désacralise tout, à commencer par la vie.
Jour après jour, on légifère ainsi à tour de bras pour satisfaire le moindre lobbie, pour donner l’illusion d’une société vertueusement engagée dans la quête d’un équilibre parfait où chacun pourra, à terme, exercer son droit inaliénable à tout sur tout. Chaque groupe, puis chaque sous-groupe, puis chaque individu se voit ainsi invité à ne voir le monde qu’au travers du prisme déformant de ses intérêts particuliers. Or cette «innocente» tentative de donner satisfaction à tous les égoïsmes concurrents d’un peuple devenu alors «peuple de démons» ne sert, en réalité, qu’à alimenter une guerre de tous contre tous destinée à atomiser les individus.
Et
le vivre-ensemble dans cette société-là se réduit alors au vivre
pour soi. Le Marché-Monde étant bien sûr là pour combler tous
les désirs, toutes les aspirations, c'est-à-dire pour permettre aux
individus de
se remplir, de se gaver, de consommer donc.
(Nous avons déjà analysé cette immense entreprise d’abolition de
l’homme, notamment dans nos billets intitulés
«Contre l’abolition de l’homme» justement
(2),
«Intelligentsia et servitude globalisée» (3),
«Retour sur le fiasco libéral» (4)
ou encore «La frontière, le Système et le porno» (5).
Une telle société dont l'aspiration a finalement atteint un tel sommet
de pauvreté ne peut dès lors qu'être totalement perméable à l'utopie du
transhumanisme.
Et c'est là qu'interviennent les geeks hallucinés de la Silicon Valley pour nous conduire au graal, nous donner enfin un horizon nouveau, la possibilité d'autre-chose, de quelque chose de meilleur et même de merveilleux par la magie des algorithmes qui vont enfin faire de nous de vrais dieux.
La rupture d’avec le réel
La cohérence est donc totale entre cette entreprise de
déstructuration de la société humaine d'un côté, et la course effrénée au progrès
technologique de l'autre. Comme une grenouille plongée dans un bain
froid que l'on réchauffe progressivement se laissera cuire sans
broncher, l'homme post-moderne est alors de plus en plus immergé dans de nouvelles
technologies de plus en plus invasives, qui le détachent peu à peu du réel, du monde, des autres,
de tout, sauf des pixels.
Aujourd’hui déjà, l’individu post-moderne passe en moyenne huit heures
par jour le nez planté dans un écran (6)
(ordinateur, TV, tablette,
smartphone, console etc...). Huit heures par jour: c’est-à-dire le
tiers de la vie, et même la moitié de la vie «éveillée».
Si l’on extrapole, cela veut dire qu’un adulte du XXIe
siècle va passer plusieurs dizaines d’années de sa vie à fixer les
pixels d’un rectangle lumineux. Un écran où tout ce qui se passe est
organisé, vu, compilé, répertorié et examiné par les algorithmes du
Système bien sûr.
Premier
constat: la rupture avec le monde réel, la mère Nature notamment, est
absolument totale et la rando mensuelle n’y change rien. D’où sans doute
cette indifférence à l’agonie de la paysannerie et à celle de
l’écosystème en général, hormis les postures de façade bien sûr.
Deuxième constat: les rapports sociaux se virtualisent déjà largement
aussi, devenant peu à peu un simulacre organisé par écrans interposés,
et là encore grâce aux algorithmes du Système. Cette hyper-connexion
sensée rapprocher les hommes ne fait donc en réalité que les séparer. En
ce sens les technologies de la communication sont moins là pour
favoriser les
relations humaines que pour s'y susbtituer.
Mon robot, mon amour
Dans un futur proche, la robotique va encore permettre de franchir
une étape décisive dans l’abolition de l’homme. D’abord sous une forme
ludique en prenant en charge l’un des rapports sociaux les plus
compliqués et essentiels qui soit: la sexualité.
Il semble en effet que le sexe avec les robots soit au menu des progrès
de notre contre-civilisation pour cette année déjà (7),
une étape logique de l’évolution de sextoys à circuits imprimés, dont le
succès commercial est déjà phénoménal.
Mais pourra-t-on réellement amener l’homme à développer une véritable
relation amoureuse avec une machine ? Eh bien oui. La chose est d’ores
et déjà dans le pipeline comme on dit.
Des chercheurs ont démontré que les hommes sont parfaitement capables d’éprouver des sentiments pour des machines (8). Avec cet avantage incroyable pour le Marché-Monde de pouvoir répondre de manière adaptée à toutes les névroses, à toutes les solitudes, à tous les désespoirs en proposant le compagnon idéal, sur mesure, flatteur, attentionné et enjoué auquel chacun devrait évidemment avoir droit (parce qu’il le vaut bien) (9).
Et tôt ou tard, et plutôt tôt que tard au vu de l’accélération
exponentielle des progrès en matière d’algorithmes, la fameuse «Vallée
étrange» – théorie selon laquelle
plus un robot ressemble à un homme plus ses imperfections apparaissent
monstrueuses et engendre donc son rejet (10) –sera
comblée.
L’homme pourra alors se passer de l’homme et la Machine-Marché pourra
enfin pourvoir à l’entier de ses besoins.
Mon robot, mon maître
C’est que le robot dont on finira par tomber amoureux n’aura rien à voir avec cette sorte de grille-pain siliconé qui constituera la première génération des robots purement sexuels de notre décennie finissante. A terme, le robot dont on tombera amoureux sera subtil, cultivé et très intelligent, beaucoup plus intelligent que nous d’ailleurs.
Là non plus, l’horizon temporel n’est plus si lointain.
Récemment en effet, un nouveau progrès spectaculaire a sidéré les
apprentis-sorciers de l’intelligence artificielle (IA) eux-mêmes.
Un robot vient en effet de remporter un tournoi de... poker.
Anodin ?
Pas vraiment en fait.
Car le poker est un jeu de menteur, de bluffeur, pas un jeu basé sur des
équations mathématiques.
Noam Brown, le créateur de
Libratus (11),
l’intelligence artificielle qui a remporté le tournoi, explique ainsi
que ses concepteurs lui ont
«donné les règles de base» en lui disant :
«Apprends par toi-même». Et
ils ont été les premiers surpris du résultat.
«Quand j’ai vu l’IA se lancer
dans le bluff en face d’humains, a déclaré Noam Brown,
je me suis dit: «Mais,
je ne lui ai jamais appris à faire cela!»
«Je ne lui ai jamais appris à
faire cela!»
La phrase devrait bien allumer quelques voyants dans le cerveau de nos
chers Geeks hallucinés ou de nos politiques, mais il n’en sera bien
évidemment rien. «L’expérience»
ne connaîtra aucun frein, aucun contrôle, aucune limite.
Trop de débouchés prometteurs sans doute.
Et puis, «on arrête pas le
progrès».
Moi, robot
Le transhumanisme, ce sera aussi et surtout la possibilité de l’immortalité. Car
une fois absorbé par la machine, l’homme ne sera plus biodégradable.
Toutes les disciplines qui servent cette utopie délirante vont donc
pouvoir compter sur un financement illimité, notamment des grabataires
terrorisés de l’oligarchie globalisée. Qui veut mourir alors qu'il est
milliardaire ?
Ce sera alors le grand moment de la Singularité, ou l’algorithme
sera suffisamment élaboré pour pénétrer la chair humaine, l’esprit
humain, pour venir «l’augmenter» et faire enfin
de l'homme un Dieu.
Et à la fin nos ultralibéraux de clamer:
«Quelle Merveille !», un pied
négligemment posé sur le cadavre de
notre humanité.
«Il se peut que le progrès soit
le développement d’une erreur», avait dit Jean Cocteau.
Mise en ligne par
entrefilets.com, le 10 février 2017
*une version de travail avait été publiée brièvement la veille, 9
février, par erreur
1
Transhumanisme
2
«Contre l’abolition de l’homme»
3
«Intelligentsia et servitude globalisée»
4
«Retour sur le fiasco libéral»
5
«La frontière, le Système et le porno»
6
Près de huit heures par jour rivé à un écran
7
Le sexe avec les robots, ça pourrait commencer dès 2017
8
Créer une relation affective avec un robot n’est pas de la
science-fiction
9
Quelqu’un m’attend à la maison
10
The uncanny valley
11
Pourquoi la victoire d’une intelligence artificielle au poker est plus
inquiétante qu’il n’y paraît