La stratégie Sharon

INTERVIEW de Saïda Bédar

26/11/2001

Contexte Regain de tension après l'assassinat par Israël d'Abou Hannoud, véritable figure de légende dans les territoires palestiniens. Ce chef du Ezzedine el-Kassam, la branche armée clandestine du Hamas intégriste, figurait en haut de la liste des terroristes recherchés par Israël.

- Exécutions d'activistes, incursions, occupations, redéploiements, quelle est aujourd'hui la stratégie d'Israël dans les territoires occupés?
- Israël a mis à profit le processus d'Oslo pour dégager une position palestinienne modérée et opérer un repositionnement stratégique, passant d'une logique de guerre coloniale à une logique du contrôle social violent. La stratégie israélienne ne vise pas à la résolution du conflit mais consiste à maintenir sous contrôle la périphérie arabe par la contrainte diplomatique, l'appauvrissement, la dépendance économique et un conflit permanent de basse intensité. Techniquement, les Israéliens ont ainsi redessiné la géographie urbaine des territoires pour faciliter l'intervention de leurs forces et s'assurer un contrôle informationnel permanent. Ils ont aussi expérimenté de nouveaux systèmes d'armes et une nouvelle doctrine adaptés aux menaces dites «asymétriques» que sont la guérilla urbaine ou le terrorisme. Cette nouvelle doctrine implique l'usage, par Israël, de moyens «délinquants» incluant la terreur et le non-droit.
- Même de basse intensité, une guerre permanente est-elle viable à long terme?
- Le contrôle social plus ou moins violent est viable pour n'importe quel Etat moderne, tout est question d'arrangement avec le respect des droits de l'homme et des libertés civiques. Sur le plan international, Israël a acquis une légitimité par défaut, que ce soit par la faiblesse des réactions du système international ou par l'acquisition du statut de sous-système stratégique américain.
- Et le processus de paix?
- Il n'y a pas de processus de paix. Dans le cadre de négociations violentes, Israël tente simplement de formater l'Etat palestinien au mieux de ses intérêts. Même une fois créé, cet Etat demeurera un front israélien.                   P. V.

Interview de Saïda Bédar, chercheuse à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris.

-Les opérations lancées par Tsahal sont d'une ampleur sans précédent dans les territoires. Que cherche le Gouvernement Sharon?
-La " logique stratégique " du gouvernement Sharon peut être déchiffrée à travers l'analyse des orientations sécuritaires globales, le contexte politique et géopolitique. En fait, ce gouvernement de coalition nationale cherche à négocier les limites géographiques et de la souveraineté du futur Etat palestinien selon les termes les plus favorables pour la " sécurité " d'Israël. Les bombardements, les assassinats, et les incursions font partie d'une politique du pire (avec les restrictions économiques et de liberté de mouvement) qui vise à négocier en position de force. Il s'agit ici de réduire à l'extrême les termes de la négociation avec la création d'un Etat palestinien " dans une majorité des territoires occupés ", selon l'expression de la diplomatie américaine, et de minimiser, voire d'oublier, les autres questions fondamentales pour les Palestiniens, à savoir le droit au retour, les colonies, Jérusalem, les frontières de 1967.
-L'ampleur et la brutalité des opérations de Tsahal ne risquent-elles pas de provoquer une régionalisation du conflit?

-L'extraordinaire faiblesse des prises de positions des Etats arabes et leur alignement en ce qui concerne " la guerre globale au terrorisme ", démontrent largement qu'une guerre régionale n'est pas envisageable. L'Irak et la Syrie sont en état d'infériorité totale, militairement et politiquement, et l'Iran a plutôt intérêt à favoriser la normalisation.
-Que va-t-il se passer à court terme?
-Dans un premier temps, Israël va intensifier sa politique de répression et de restrictions économiques dans les territoires et d'affaiblissement de l'Autorité Palestinienne, et ce afin de créer un état de semi-anarchie qui justifiera une intervention israélienne plus directe en termes de désarmement et d'arrestations. Ensuite, Israël négociera la " création " de l'Etat palestinien selon une série d'accords intérimaires exigeant, en retour de concessions sur les colonies et Jérusalem Est (en fait quelques faubourgs de Jérusalem Est), la démilitarisation, l'interdiction de pactes d'alliance stratégique, l'autorisation de survol et, sans doute, le contrôle de la vallée du Jourdain. Paradoxalement, on peut même dire que Sharon est l'homme de la situation: il faut en effet un homme de droite avec un " lourd passé " comme le sien pour faire accepter les concessions à venir sur les colonies et Jérusalem.
- Vous évoquiez pour Israël une guerre permanente mais de basse intensité avec sa périphérie arabe. Est-ce viable pour les Israéliens?
-Certes le secteur du tourisme et les PME sont durement touchés, l'immigration ralentit, mais ne l'oublions pas qu'Israël se considère comme un Etat-nation en voie de construction. Et pour chaque Israélien, la priorité est la sécurité avant même la prospérité ou la paix. Il faut le souligner Israël ne considère pas son combat comme un conflit colonial mais un conflit de long terme entre le centre et sa périphérie à maintenir sous contrôle - le futur Etat Palestinien mais aussi les Palestiniens demeurés dans les frontières de 1948, et à terme le " front jordanien ".
-A propos de la Jordanie justement, certains observateurs n'hésitent plus à affirmer que Sharon vise ni plus ni moins, à terme, que la déportation des Palestiniens vers ce pays. Est-ce envisageable?
-Il est sûr que la prise de contrôle du pouvoir en Jordanie par la majorité (70% de la population) palestinienne est un mythe que les Israéliens se complaisent à diffuser, renforçant l'argument de la menace du " front de l'Est ", la Syrie et l'Irak, voire l'Iran, traversant librement la Jordanie sous contrôle palestinien ou encore alliés de la " Grande Palestine " (Cisjordanie et Jordanie). Depuis la proposition du plan Alon en 1967, l'argument israélien est le suivant: Israël doit garder le contrôle d'une zone de sécurité dans la vallée du Jourdain (avec la création d'un couloir reliant la Jordanie et la Cisjordanie) pour prévenir les incursions de fedayins palestiniens, le trafic d'armes et dissuader toute attaque majeure à partir du territoire jordanien. L'argument sécuritaire est à deux niveaux: Israël ne peut faire confiance au futur Etat palestinien pour garantir l'arrêt des actions armées de Palestiniens, et Israël ne peut compter ni sur la Jordanie et encore moins sur le futur Etat palestinien pour jouer le rôle de zones tampons en cas de conflit avec l'Irak ou l'Iran. Et Israël n'accorde que peu de foi au droit international ou à l'efficacité des forces d'interpositions éventuelles en l'absence d'accords de paix formels avec ces deux Etats.
- Les Américains approuvent manifestement la politique de Sharon alors même qu'elle paraît contre-productive pour eux, notamment parce qu'elle contrecarre leur plan d'attaque de l'Irak. Pourquoi?
-Il ne s'agit pas d'options tactiques de la part des Américains, mais bien d'un soutien stratégique à Israël. La position " minimaliste " de Clinton à Camp David, en juillet 2000, autant que les propositions de l'actuelle administration, montrent que les Etats-Unis ont coopté l'instrumentalisation du processus d'Oslo comme une transition visant à aménager une position palestinienne modérée concernant le droit au retour, les colonies et Jérusalem, et à permettre un repositionnement stratégique israélien. La politique de Sharon ne constitue pas une aberration, elle ne fait que poursuivre cette logique de la stratégie préemptive visant à façonner la " périphérie arabe " de demain, par la contrainte diplomatique, l'appauvrissement et la dépendance économique, mais également le contrôle par le conflit de basse intensité protracté.
- L'Union Européenne aurait-elle les moyens de faire entendre sa voix?
-L'UE pourrait commencer par jouer le rôle d'honest broker. D'abord en exigeant d'Israël une stratégie déclaratoire claire. Ensuite, en garantissant des négociations " bona fide " par la menace de sanctions économiques. Dans un deuxième temps, après la reprise des négociations, l'UE pourrait envoyer des observateurs, puis une force d'interposition. Plus globalement, les Européens peuvent apporter un soutien dans les projets d'accompagnement au " state and nation building ", si vraiment ils veulent manifester leur opposition à l'option israélo-américaine de création d'une " périphérie arabe " auto-contrôlée par la misère et la peur.

ef