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Article du quotidien suisse 24 Heures (10 janvier 2002)

Par JEAN-COSME DELALOYE
AFGHANISTAN PLUS DE 4000 VICTIMES CIVILES SELON UNE RECHERCHE
Une guerre plus sale que présenté
Marc Herold, professeur d'économie à l'université du New Hampshire, estime dans une étude que les frappes américaines ont fait, depuis le 7 octobre, en moyenne 65 morts par jour dans la population. Le Pentagone dément.

INTERVIEW EXPRESS de Rachel Coen, coordinatrice de FAIR, observatoire non gouvernemental des médias à New York.
-Quelle a été la couverture dans la presse américaine du rapport du professeur Herold?
-Je n'ai rien vu dans les grands journaux. En revanche, dans la petite presse alternative, de nombreux articles ont été consacrés à sa théorie. Cela renvoie à un problème beaucoup plus vaste: les principaux médias américains ne font quasiment aucun effort pour recenser précisément le nombre de civils afghans qui ont péri lors des frappes américaines. Aux Etats-Unis, cette question est traitée de deux manières différentes. Soit les médias considèrent qu'il est normal qu'une guerre fasse des victimes, soit ils prennent les nouvelles de la mort de civils pour de la propagande du camp adverse.
-Un exemple?

-Le cas du bombardement de Niazi Qala où ont péri au moins cinquante-deux civils à fin décembre, est intéressant. Au lendemain de cette attaque, les quotidiens britanniques Guardian et Independent mettaient l'histoire en première page et titraient sur une éventuelle bavure américaine. Le New York Times n'a, lui, sorti cette information que le 2janvier sous le titre: "Les leaders afghans soutiennent à demi-mots les bombardements américains."
-La guerre en Afghanistan est-elle perçue par la population américaine comme "propre"?

-Oui, tout à fait. Certains Américains ne savent même pas que les frappes continuent. Mais personne ne peut les en blâmer. Il faut souvent lire un article entier pour y trouver à la fin une mention des combats.
-Y a-t-il un problème d'autocensure dans le traitement de la guerre?

-En grande partie. Dernièrement, Jeff Cohen, fondateur de FAIR, a été invité à un débat à Washington avec Ray Suarez, l'un des journalistes vedettes de la chaîne de télévision CBS. Jeff Coen a déploré que l'on ne provoque pas un peu les experts interviewés. Ray Suarez a acquiescé mais a expliqué qu'avoir accès à ces personnes est la bouffée d'oxygène du reporter. Et si celui-ci pose des questions trop dérangeantes, les experts ne lui accorderont plus d'entretiens.                                 J.-C.De

Plus de 4000 victimes civiles. Soit une moyenne de 65 personnes tuées par jour depuis le début des frappes américaines en Afghanistan, le 7 octobre 2001. "Et encore, je pense que c'est une grosse sous-estimation", explique Marc Herold, professeur d'économie à l'Université du New Hampshire. Depuis mi-octobre, le chercheur américain raconte avoir passé douze à quatorze heures par jour à fouiller sur le Net pour recenser tous les civils qui auraient péri sous les bombes américaines. "Le plus difficile était d'éviter de compter deux fois les mêmes personnes, poursuit Marc Herold. Je ne dis pas que le nombre que j'avance est juste. Mais dans le contexte, je crois qu'il a un sens."
Recoupements
Le problème des sources? Le professeur le réfute. Il explique s'être basé sur des témoignages de proches des victimes, sur des reportages parus dans la presse britannique  The Guardian et The Independent , américaine et asiatique notamment  The Indian Times , ainsi que sur des dépêches diffusées par les principales agences de presse. Et que le recoupement de ces différentes sources lui permet d'obtenir un chiffre assez plausible. "Prétendre le contraire signifierait que des agences de presse, des journaux et des reporters de plusieurs pays différents seraient des menteurs, poursuit Marc Herold. Je ne suis pas inquiet."
De ce total de 4000 morts, le chercheur tire d'autres conclusions. Il affirme notamment que le nombre de civils tués par dix tonnes de bombes est plus élevé en Afghanistan que lors des frappes en Irak en 1991, ou au Kosovo en 1999. Et d'ajouter: "Si l'on compare la taille de la popualtion afghane avec celle de la population américaine, ces 4000 morts afghans équivalent à 40000 civils tués aux Etats-Unis."
"Beaucoup de mensonges"
Le professeur s'explique notamment le nombre élevé de victimes civiles par le problème de définition des cibles. Selon Marc Herold, de nombreux objectifs considérés comme militaires par l'armée américaine  radios, convois, etc  sont des cibles civiles. Le chercheur va plus loin. Il estime qu'en raison de la dispersion des bases talibanes, les Américains ont eu recours a des bombardements massifs pour être sûrs de ne pas rater leur cible, quitte à prendre le risque de faire des bavures.
Contactés, le CICR et les Nations Unies ne sont pas en mesure de confirmer ou d'infirmer les chiffres du professeur Herold. Au Pentagone, à Washington, on les réfute totalement. "Il y a déjà un problème de méthode, explique un porte-parole. Ne se baser que sur des rapports parus dans les médias ainsi que sur les déclarations des Talibans est contestable. Car il y a beaucoup de mensonges." Le porte-parole renvoit à la déclaration faite le 4 décembre par Donald Rumsfled, secrétaire à la Défense, dans laquelle celui-ci parle des "mensonges répétés" des talibans et de "l'impossibilité de déterminer le nombre de victimes et les circonstances de leur mort". Le porte-parole du Pentagone ajoute: "Nous ne visons que des cibles militaires définies avec le plus grand soin. Mais il peut arriver que des dommages collatéraux se produisent et que des civils soient tués".
Un député britannique s'interroge
Dommage collatéral? Bavure? A Londres, le député travailliste Donald Anderson, président du Comité des Affaires étrangères à la Chambre des Communes, s'intéresse de près au bombardement du village de Niazi Qala, à la fin décembre. Lors de cette attaque, 52 personnes aurait péri, selon l'ONU, qui se basait sur des sources non confirmées mais sûres. "Je souhaite que l'on ouvre une enquête sur le bombardement", explique M. Anderson. L'explication est peut-être à chercher du côté des talibans qui auraient utilisé ces civils comme bouclier humain. Mais il peut également s'agir d'une erreur."
A Wahington, le porte-parole du Pentagone déclare ne pas être au courant d'une enquête spécifique sur l'attaque de Niazi Qala. Il précise que toutes les attaques font l'objet d'un rapport et que celle-là n'échappera pas à la règle. Il n'exclut pas que, dans ce cas, il y ait eu "des dommages collatéraux", mais n'est pas en mesure de les confirmer.

L'essai du professeur Marc Herold peut être consulté sur Internet à l'adresse www.cursor.org/stories/civilian_deaths.htm

Les opérations militaires américaines controversées en Afghanistan

WASHINGTON, 22 fév (AFP) - Voici la liste des principales opérations militaires américaines controversées en Afghanistan:

11 octobre: Kadam (ou Karam), près de Jalalabad (est). Selon les talibans, jusqu'à 200 personnes ont été tuées lors d'un bombardement, de 50 à 100 selon des survivants. Le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a qualifié ces informations de ridicules.

21 octobre: Thoraï, près de Tarin Kot. 21 personnes dont 17 enfants sont tués dans un bombardement, selon des survivants. Le Pentagone affirme ne pas avoir la preuve de morts de civils.

22 octobre: Chukar, au nord-est de Kandahar (sud). La chaîne Al-Jazira affirme que 93 personnes ont été tuées et au moins 40 autres blessées dans un bombardement. Le Pentagone affirme qu'il n'a pas de preuves qu'il y ait eu des civils tués.

5 décembre: un village près de Tora Bora (est). Selon les talibans et les habitants, 150 personnes tuées dans un bombardement. Médecins sans frontières a affirmé avoir récupéré 72 corps et en avoir laissé de nombreux autres. Le Pentagone nie ce bombardement.

20 décembre: province de Paktia (est). Des Afghans affirment qu'un convoi de responsables tribaux a été bombardé alors qu'ils se rendaient à Kaboul pour l'investiture de Hamid Karzaï. Bilan: au moins 60 morts. Le Pentagone se déclare certain qu'il s'agissait d'un convoi d'Al-Qaïda, mais Karzaï affirme que les forces américaines ont reconnu leur erreur.

29 décembre: Niazi Qala, au nord de Gardez (est). Un bombardement tue 52 personnes, dont la moitié d'enfants, selon la Croix Rouge. Le Pentagone affirme avoir bombardé un camp militaire et un entrepôt d'armes.

23 janvier: Hazar Qadam (centre). Les forces spéciales américaines attaquent un village, tuant 16 personnes, selon le Pentagone. Le Pentagone affirme dans un premier temps qu'il s'agit d'une opération antitalibans, mais la CIA accepte le principe de verser des dommages-intérêts. Rumsfeld reconnaît finalement que les morts étaient des combattants alliés.

4 février: Zhawar Kili (est). Un drone (avion sans pilote) de la CIA frappe une colonne humaine, dans laquelle se trouve un homme de grande taille faisant penser à Oussama ben Laden. Selon des villageois, le bombardement a tué trois paysans. Selon le Pentagone et la CIA, les morts appartenaient à Al-Qaïda.