L’«infestation», ou la guerre du Système contre les citoyens
(La bataille contre le Système,
épisode IV)
12/11/2013 Dans le chef d’œuvre d’anticipation qu’est le film de Terry
Gilliam «Brazil», les barbouzes qui viennent arrêter par erreur
Archibald Buttle font irruption chez lui par un trou percé dans son
plafond. L’effet est glaçant. C’est l’idée de la violence étatique qui
peut surgir de partout ; que même la matière ne peut contenir, qui se
dissémine à travers vos murs pour envahir votre intimité. La sécurité du
foyer n’est plus qu’une illusion. Il n’y a plus de refuge. Tout est
perméable à la force intrusive de l’Etat. Simple fiction ? Plus
maintenant. Les stratèges du Système (1)
appellent cela l’«infestation», et elle constitue aujourd’hui le fin du
fin de la pensée militaire contemporaine. Cette tactique a aussi son
clone virtuel avec l’«infestation» de l’Internet citoyen par les agences
de renseignements. Au moment où l’Hyper-Titanic néolibéral amorce son
naufrage, le Système adapte donc fort opportunément sa doctrine et ses
moyens sécuritaires à la contre-insurrection, c’est-à-dire à la guerre
contre les citoyens.
Avertissement
Ce texte constitue le quatrième épisode de notre série d’essais
«De la bataille contre le Système».
Il complète le précédent opus
(dont nous recommandons la lecture préalable)
dans lequel nous évoquions, entre autres, la probable criminalisation
puis répression de la contestation au Système une fois celui-ci entré
dans la phase critique de son effondrement.
Changement de paradigme
Avec la fin de la Guerre Froide et la globalisation, la menace de
conflits entre Etats s’est amenuisée au profit du risque de guerres
asymétriques, c’est-à-dire contre des acteurs non-étatiques. On parle de
guerre de quatrième génération (G4G), ou de guerre du «faible au fort»
car elle oppose un Etat à des combattants
«irréguliers», disposant d’un
armement plutôt limité, dans un conflit de basse intensité qui se
déroule essentiellement en milieu urbain.
La recherche de profondeur informationnelle
(surveillance, écoutes,
espionnage) et le développement d’armements et de stratégies de
contre-guérilla et de contre-insurrection représentent donc désormais
les axes principaux des nouvelles doctrines sécuritaires du Système.
Nous nous situons de plus en plus dans le champ d’opérations de police
plutôt que militaires (les
Suisses assument officiellement ce
changement de paradigme),
et la force d’écrasement massif à disposition des Etats ne représente
qu’un dernier recours pour des circonstances de moins en moins
probables.
Le Système adapte ainsi sa doctrine et ses moyens sécuritaires à la
menace insurrectionnelle car, comme nous le relevions dans notre
précédent épisode,
tout système complexe a pour premier objectif de
«persévérer dans son être».
Et la capitainerie de notre Hyper-Titanic est parfaitement consciente
que seules la violence et la répression lui permettront de faire
perdurer ses privilèges au moment où le vaisseau commencera
véritablement à couler.
La Palestine, principal
laboratoire d’expériences du Système
Chaque guerre conduite par le Système, que ce soit en Irak, en
Afghanistan, en Libye ou
en Syrie,
représente bien évidemment autant de laboratoires d’expériences
militaires. Mais pour ce qui est de la contre-guérilla ou de la
contre-insurrection, son principal laboratoire d’expériences à ciel
ouvert est la Palestine.
Depuis 60 ans, la puissance occupante israélienne y conduit en effet une
guerre de basse intensité qui lui permet de tester et de développer un
armement et un savoir-faire que les armées du Système s’arrachent sans
état d’âme. Ceci expliquant peut-être, au moins partiellement,
l’impunité totale dont jouit l’entité sioniste dans son interminable
agression du peuple palestinien.
Il faut dire que l’expérience israélienne est des plus précieuses pour
le Système. Elle prouve qu’avec un savant dosage de très haute
technicité et de barbarie, il est parfaitement possible d’asservir et de
contrôler, dans la plus grande pauvreté, une population gigantesque
alors même qu’elle compte de nombreux groupes d’insurgés armés et
entraînés.
En d’autres termes, l’expérience israélienne confirme qu’avec les moyens
modernes de répression, une minorité de nantis peut survivre et même
prospérer au milieu d’un océan de pauvreté et d’hostilité.
De quoi rassurer la capitainerie du Système donc, banksters et
prédateurs en tête.
La
«tondeuse à gazon»
israélienne
Pour ce qui est de la théorisation des nouvelles doctrines
contre-insurrectionnelles, l’entité sioniste est donc à la pointe du
«progrès».
Le premier défi pour un système cherchant à perdurer dans un
environnement hostile est de toujours garder l’initiative pour contrôler
l’intensité du conflit et le maintenir à un niveau «acceptable» pour
lui.
La stratégie développée par Israël à cet égard est celle dite de la
«tondeuse à gazon».
Il s’agit ici d’épuiser matériellement, physiquement et moralement les
insurgés en lançant périodiquement des campagnes d’assassinats ou de
bombardements pour «tondre»
littéralement la résistance de son matériel et de ses cadres ou
combattants les plus éclairés ou aguerris.
De la sorte, les dotations et les capacités de nuisance des insurgés
restent toujours sous le seuil désiré.
Dans l’intervalle des campagnes militaires, la stratégie appliquée est
celle de n’importe quelle puissance occupante depuis l’aube des temps :
arrestations et détentions arbitraires, torture, intimidation, meurtres
épisodiques et harcèlement. Ce climat de terreur permet de garder le
contrôle du territoire en gérant au quotidien le niveau d’asservissement
voulu.
Toute initiative des insurgés sert ensuite de prétexte au déclenchement
d’une opération préalablement prévue
(la fameuse tondeuse à gazon
donc), ou alors est sanctionnée par une intensification immédiate du
degré des atrocités pour faire porter à la résistance la responsabilité
des souffrances accrues de la population et accentuer ainsi la division
interne.
L’infestation de la matière
Pour ce qui est des opérations de contre-insurrection en milieu urbain
proprement dites : les élites militaires israéliennes s’inspirent
aujourd’hui de philosophes tels que
Deleuze ou Guattari
pour élaborer des stratégies mortifères de plus en plus complexes.
La ville y est totalement repensée, déstructurée, re-conceptualisée et
le comportement des soldats calqué sur celui de virus franchissant
toutes les barrières physiques d’une cité devenue organique, poreuse, ou
l’inversion du réel est totale : l’intérieur devient extérieur, le haut
devient le bas ; les ruelles, les fenêtres ou les portes ne sont plus
franchissables alors que le sol, les murs et les plafonds sont devenus
perméables. Tout est mouvant, presque liquide, déstructuré.
Le soldat avance dans la ville insurgée comme un vers dans une pomme. Il
creuse pour surgir d’en haut, d’en bas, de gauche ou de droite, pour
tuer ou kidnapper puis disparaître. C’est l’«infestation» (2).
Si vous n’êtes pas une cible, vous êtes un moyen, un passage, vous
n’existez plus ni en tant qu’individu ni en tant que collectivité ; vous
êtes comme les briques du mur que je peux pénétrer, traverser. La chair
de l’homme et celle de la ville se confondent. Tout est matière
malléable, soumise à la violence du Système.
La portée symbolique, et même philosophique, de cette nouvelle forme de
guerre est terrible. Il n’y a plus d’abri, plus de distance de fuite. Ni
votre toit ni vos murs ne vous protègent plus de la violence d’Etat, de
la violence du Système, qui peut y pénétrer librement, contaminer votre
espace, se l’approprier.
Ces méthodes et produits sécuritaires expérimentés par l’entité sioniste
en Palestine sont aujourd’hui le
nec plus ultra de la barbarie répressive des armées du Système. Les
téléjournaux du monde entier font la promotion quasi permanente de leur
extraordinaire efficacité et ils se vendent donc à prix d’or. On les
utilise déjà à large échelle pour la contre-insurrection en Colombie, en
Irak ou en Afghanistan bien sûr, mais ils servent aussi à l’édification
des villes-bunkers du futur destinées aux riches, comme on en trouve
déjà en Afrique du Sud, en Amérique latine ou aux Etats-Unis
(3).
Demain, ce sont ces méthodes qui seront utilisées pour réprimer la
révolte généralisée des naufragés de notre Hyper-Titanic.
L’infestation de l’Internet
Il existe un parallèle évident entre cette «infestation» basée sur
la perméabilité de la matière, et l’«infestation» de l’Internet citoyen
par les technologies des Services de renseignements
(cf. PRISM et ses avatars).
Là aussi, les vers informatiques de la NSA ou de ses clones, ses
écoutes, sa surveillance, son espionnage pénètrent totalement le web,
s’appropriant chaque octet de la sphère privée virtuelle des citoyens.
Là encore, il n’y a plus de distance de fuite, plus de sanctuaire ni de
refuge. Tout est poreux, transparent, perméable aux intrusions et aux
agressions du Système.
Il faut encore ajouter à cet arsenal la banalisation des drones pour le
contrôle
des cités désormais,
et bien entendu pour l’assassinat extra-judiciaire dont est si friand le
glorieux Obama. Dans ce dernier cas, une nouvelle doctrine tout aussi
nihiliste que celle de «l’infestation» est en train d’émerger : la
«frappe sur signature».
Il suffit d’injecter des paramètres comportementaux dans les logiciels
«statistico-probabilistes»
des drones, et ces derniers peuvent alors sanctionner les
«comportements suspects» par
une frappe automatique le cas échéant, l’échelon «humain» du système
n’étant informé de l’assassinat qu’a
posteriori. Bien sûr, les paramètres comportementaux en question
sont d’autant plus larges et souples que la situation d’engagement est
tendue.
Dans le cas d’une guerre contre-insurrectionnelle, cette menace
«automatisée» venue du ciel complète alors idéalement les capacités de
projection de la force létale du Système depuis toutes les dimensions
possibles : par ses soldats-virus surgit du sol, des murs ou du
plafond ; par ses snipers autonomes opérant du ciel.
D’ores et déjà, différents arsenaux législatifs sont en train d’être
construits pour soutenir l’activation de ces méthodes en
criminalisant l’activisme
et la dissidence. Aux Etats-Unis,
l’assassinat extra-judiciaire de citoyen US
soupçonnés de terrorisme (par
qui, sur quelles bases ?) n’est même plus un tabou.
L’infestation des sociétés
A vrai dire, cet arsenal répressif patiemment élaboré par le Système
pour «perdurer dans son être»,
en prévision de l’éventuel naufrage à venir, n’est qu’une excroissance
«militarisée» de sa violence intrinsèque.
Dans les précédents épisodes de notre
«bataille contre le Système »,
nous nous sommes attachés à dénoncer cette
essence totalitaire
du Système néolibéral qui a abouti à l’édification d’une véritable
contre-civilisation «imposant aux
sociétés qui lui sont soumises la décadence des mœurs, le desséchement
de la pensée et de l'âme, le meurtre de l’environnement. Dans cette
[contre-]civilisation, les
licenciements de masse font donc s’envoler les actions des entreprises;
les catastrophes naturelles sont considérées comme des aubaines pour
relancer l'économie; le principe de précaution est sacrifié aux
exigences du profit immédiat; la privatisation et la manipulation du
vivant n'est qu'une perspective de plus d'enrichissement ; le mensonge
et la propagande imprègnent les discours ; la rhétorique a remplacé la
dialectique et, enfin, des générations entières ont finalement régressé
au genre pour prendre possession de la Cité et y semer la terreur en
pratiquant, hilares, une ultra-violence devenue ludique. Une barbarie
qui n’est somme toute que le reflet à peine déformé des lois d’une
économie de marchés où le patron d’une multinationale, qui ne jalouse de
la puissance d’un Etat que son monopole de la force, ne se sent jamais
aussi vivant, aussi puissant que lorsqu’il démembre et absorbe un
concurrent, c'est-à-dire lorsqu’il qu’il le détruit et le tue. La batte
de base-ball comme métaphore de l’OPA agressive en somme.» (4)
L’infestation des sociétés par la violence intrinsèque du Système
représente ainsi la marque du développement de notre
contre-civilisation, mais aussi celle de sa ruine.
Tentative de reformatage du
monde
Aujourd’hui, le Système arrive en effet au bout de ses
contradictions et sa dynamique de destruction s’est logiquement muée en
dynamique d’autodestruction. Miné par les impasses économique ou
écologique qui le rongent, il anticipe dès lors sa chute et cherche
désormais à développer des stratégies sécuritaires adaptée à la menace
insurrectionnelle à venir.
Ce faisant, il développe des doctrines, des stratégies et des moyens
visant à rendre le monde absolument perméable à sa violence.
Plus rien ne doit être hors de sa portée, plus rien ne doit échapper à
son intrusion.
De manière métaphorique (mais
peut-être pas seulement), on pourrait même voir dans la banalisation
des manipulations génétiques l’aboutissement ultime de son désir
d’étendre son emprise, d’«infester» jusqu’aux replis les plus sacrés du
monde et de la vie.
Avec cette nouvelle stratégie d’«infestation», tout se passe finalement
comme si le Système, rendu invincible par son hyperpuissance
technologique (5), tentait
désormais de reformater le monde pour le plier à la flexibilité de ses
propres lois numériques et, ainsi, se l’approprier, le manipuler, le
contraindre jusqu’au plus intime de la vie.
Et cela dans le seul but de pouvoir y projeter sa violence et la mort.
En ce sens, jamais Système n’aura peut-être incarné si profondément, si
passionnément, si dangereusement, le mal absolu.
(1) Le
«Système» tel que nous l’entendons désigne un Tout formé par l’ensemble
des structures politico-économico-médiatiques soumises au nihilisme
néolibéral et qui constituent la mécanique de notre contre-civilisation.
Ce Système s’appuie sur une puissante narrative destinée à le présenter
pour vertueux, alors qu’il projette une violence inégalée dans
l’Histoire contre les sociétés humaines et l’environnement. Il s’appuie
essentiellement sur la magie anesthésiante de sa toute-puissance
médiatique, combinée au mirage de ses prouesses technologiques. Pour
plus de détails, nous renvoyons à la
définition élaborée
par Philippe Grasset
que nous adoptons sans réserve.
(2) Cette
tactique a notamment été appliquée à large échelle à Naplouse en 2002
pour la première fois. Une Palestinienne interviewée par le «Palestinian
Monitor» raconte: «Imaginez çà :
vous êtes assise dans votre séjour que vous connaissez bien; c'est la
pièce où la famille se rassemble pour regarder la télévision après le
repas du soir, et soudain le mur disparaît dans un fracas assourdissant,
la pièce se remplit de poussière et de gravas, et du mur sortent des
soldats les uns après les autres, hurlant des ordres. Vous ne savez pas
s'ils en ont après vous, s'ils viennent vous prendre votre maison ou si
votre maison est seulement sur leur route. Les enfants crient, en proie
à la panique. Est-il possible de commencer même à imaginer l'horreur
ressentie par un enfant de 5 ans, quand 4, 6, 8 ou 12 soldats, la figure
peinte en noir, tous avec des mitraillettes pointées dans tous les sens,
avec des antennes sortant de leur sacs à dos et qui les font ressembler
à des insectes géants d'une autre planète, font exploser un passage dans
ce mur?»
(3) Comme l’explique
Yotam Feldman,
auteur du documentaire
«The lab»
sur le complexe militaro-industriel israélien,
«Israël offre aujourd’hui un
modèle politique complet de guerre asymétrique. (…) Il exporte des
missiles Rafael utilisées pour les assassinats [ciblés] à Gaza, des
drones IAI, des méthodes de combat et des murs de séparation Magal. Mais
il exporte aussi des experts juridiques, des experts en administration
des populations sur le modèle de l’administration civile israélienne en
Cisjordanie.» Tant de technique et de savoir-faire rapporte
d’ailleurs gros, très gros. Durant la dernière décennie, les
exportations militaires israéliennes ont ainsi triplé, passant de deux
milliards de dollars par an, au début des années 2000, à sept milliards
en 2012. Bon an mal an, l’entité sioniste se situe aujourd’hui entre le
quatrième et le sixième exportateur d’armement au monde. Pour cette
minuscule puissance nucléaire de 6 millions d’habitants construite sur
une base religieuse, l’exploit a quelque-chose d’effrayant. D’autant que
la guerre en Palestine est désormais devenue une nécessité économique
qui «fait partie du système de
gouvernance israélien».
Vous avez dit «Processus de paix» ?
(4) Au sujet de la violence
qui gangrène les villes, nous dirions même notre conviction qu’elle est
savamment entretenue par le Système, grâce à des artifices législatifs
eux aussi poreux, comme moyen de pression supplémentaire sur les
populations.
C’est la vieille technique du pompier-incendiaire où le Système se
présente comme le dernier rempart à une barbarie dont il maintient
pourtant savamment un certain niveau dans une sorte de
«stratégie de
tension»
revisitée. Ce n’est pas un hasard si, chaque fois qu’un despote est
menacé par une insurrection, l’une de ses premières mesures est d’ouvrir
grand les prisons pour laisser déferler la pègre dans les cités. C’est
ce qu’a fait Ben Ali en Tunisie, puis Moubarak en Egypte aux premières
heures des révolutions qui ont touché ces pays, espérant bien évidemment
que cette soudaine poussée de la criminalité urbaine allait inciter les
populations à réclamer leur protection et discréditer les insurgés.
De leur côté, les médias-Système sont devenus les vecteurs de la
violence intrinsèque du Système au travers d’une contre-culture de masse d’une
vulgarité abyssale favorisant l’individualisme, l’égoïsme et la violence
à tous les niveaux des rapports sociaux.
(5) Depuis l’aube des temps,
toute civilisation décadente allait cahin-caha vers l’effondrement au
profit d’une civilisation-relais
(selon Toybnee, il y a eu à ce jour une vingtaine de civilisations
s’enchaînant selon ce principe) qui permettait à l’Histoire et aux
sociétés humaines d’avancer. Sauf que pour la première fois de
l’Histoire, une civilisation, un Système, a acquis une telle puissance
qu’il en est devenu littéralement invincible, de sorte que seul son
effondrement sur lui-même peut entraîner sa disparition.
entrefilets.com, mis en lligne le 12 novembre 2013 à 18h24
>>Tous les épisodes "De la bataille contre le Système".