Intelligentsia et servitude globalisée
(de la bataille contre le Système, épisode IX)
16/06/2015 Que le
Marché-Système dévore le monde quitte à disparaître avec lui
est cohérent vis-à-vis de sa
nature. Que les théoriciens de cette machine à épuiser l’univers
s’emploient à défendre l’indéfendable l’est aussi. Ce qui l’est moins en
revanche, c’est de constater que l’intelligentsia dite de gauche soit
devenue une pièce maîtresse de la fabrique à consentement dudit Système,
et en favorise même les dérives par son «grand œuvre» de formatage des
esprits et de déconstruction sociale. Mais comment en est-on arrivé là?
Comment se fait-il que le parti des salonards parisien, les plumitifs de
Libé, du Monde ou les
gentils animateurs de Canal+ ou d’ARTE produisent avec les autres médias
dominants une seule et même bouillie idéologique, appelant aux mêmes
transgressions, aux mêmes guerres, aux mêmes haines, aux mêmes divisions
voulues par le Marché-Système? Comment cette intelligentsia a-t-elle pu
trahir le peuple et ses propres idéaux pour jouer les porteurs d’eau de
la pègre du Capital apatride dans sa version terminale? Tentative
d’éclairage.
La volonté de puissance
«Les lumières: c’est l’industrie.»
Cette sentence plante un premier jalon pour la compréhension de cette
inversion extraordinaire. Car elle marque ce changement de paradigme où
l’intelligentsia est passée d’une époque où elle vivait des prébendes de
la Cour ou des Académies, à celle qui vit naître un Marché-Système qui
devait la mépriser voire pire, bien pire, l’ignorer.
La dictature libérale est en effet avant tout un Système utilitaire qui
n’a que faire des concepts.
Or les membres de ce club très select qu’est l’intelligentsia de gauche
ont en commun un amour immodéré d’eux-mêmes et de leur esprit dont ils
attendent qu’il soit rétribué à la hauteur forcément stratosphérique de
ses mérites. Et c’est là que les choses se corsent puisque deux uniques
voies s’offrent dès lors à eux pour exister: l’opposition frontale au
Système ou la servitude.
Hors le marché, point de pouvoir
Dans une époque où comme nous l’avons dit
«les lumières, c’est l’industrie», l’opposition frontale est un
chemin difficile et il faut énormément de talent pour survivre hors les
eaux doucement tempérées du Système. Certains y parviennent bien sûr,
notamment par l’écriture, grâce à un esprit et une force de caractère
suffisamment remarquables pour les nourrir, quand bien même ils ont été
identifiés comme déviants et donc ostracisés.
Quant aux autres, qui forment le gros des troupes, leurs ultimes choix
se résument à la soumission ou à l’anonymat, cette dernière option étant
toutefois inconcevable pour qui s’estime doté d’un esprit admirable et
qui se doit donc d’être admiré, même si c’est dans un bocal.
Et puis, surtout, au-delà de la reconnaissance des pairs et des
privilèges sonnants et trébuchants qui en découlent, la principale
motivation qui pousse l’intelligentsia à la trahison reste bien sûr ce
brûlant désir de puissance et de pouvoir commun aux esprits à la fois
supérieurs et contrariés.
Et hors le Marché-Système, point de pouvoir.
La double-pensée
Au début
était donc le combat contre les puissants, contre la monarchie et pour
le peuple, contre le capitalisme et pour le prolétariat.
Sauf que depuis, comme l’on sait, le Marché a triomphé.
Mais plutôt que de s’aliéner des esprits somme toute bien faits et
devoir les combattre, le Marché a préféré leur trouver du boulot.
Mais comment les incorporer tout en flattant leur égo ? Comment les
faire trahir tout en leur donnant l’illusion de ne point le faire et de
servir encore la noble cause de leurs pères? Tout simplement en leur
jetant des causes marginales et insignifiantes à ronger dans le
désormais sacro-saint champs du sociétal.
Et dès lors la magie peut opérer. Tout en soutenant désormais le
Marché-Système tout puissant, notre intelligentsia de gauche peut donc
s’offrir «l’illusion d’une
fidélité aux luttes d’antan et d’une permanence de sa fibre
révolutionnaire», en jouant dans le pré-carré des combats sociétaux
choisis par le Système pour le profit du Système.
Le progrès social ultime
En lieu et place du combat anticapitaliste, contre ces puissants qui
les rémunèrent, nos valeureux progressistes ont donc établi d’arracher
la plèbe aux ténèbres par la transgression de toutes les frontières
morales et culturelles, la négation de ses valeurs traditionnelles, la
«tolérance» obligatoire de tout et son contraire, la promotion du
décadent ou même du déviant dans une course effrénée à ce «progrès
social» ultime, à cette liberté cosmique sensée briser les dernières
chaines pour permettre, enfin, l’avènement de l’Homme Nouveau, de ce
Surhomme, de ce dieu lobotomisé mais désireux de tout consommer.
Bien sûr, le grand écart moral imposé au pauvre intellectuel de gauche
embarqué paraît saisissant, voire psychologiquement intenable. Et il
l’est a priori. C’est pourquoi
il faut en appeler à la double-pensée d’Orwell pour résoudre l’énigme,
cette double-pensée qui désigne
«ce mode de fonctionnement psychologique singulier, fondé sur le
mensonge à soi-même, qui permet à l’intellectuel totalitaire de soutenir
simultanément deux thèses incompatibles».
Et comme le résume Jean-Claude Michéa,
«la double pensée offre la clé de
cette étrange contradiction. Et donc aussi celle de la bonne conscience
inoxydable de l’intellectuel de gauche moderne».
Bien sûr, dans le monde réel, l’intelligentsia de gauche se retrouve
désormais en rupture totale avec le peuple dont elle heurte et bafoue la
sensibilité et le sens moral en permanence.
Mais qu’importe, son regard sur les gens, les prolétaires, les
travailleurs, ce vrai peuple qu’elle ne comprend pas, n’a strictement
rien de bienveillant.
Faire table rase du passé
D’où cet
acharnement de l’intelligentsia à vouloir faire le bonheur du peuple
ignorant malgré lui, et même contre lui, en lui imposant un progrès
social détaché de l’humain, essentiellement déstructurant qui vise
simplement à lui donner un autre mode de vie fait de désirs et
d’aspirations qui, par le plus grands des hasards bien sûr, sont
parfaitement compatibles avec les exigences du Marché.
Ainsi, une fois l’interdit, les traditions, les coutumes, la morale
(«cette mystification bourgeoise»),
les tabous, la famille («familles je vous hais») ou la fidélité
érigés en valeurs ringardes; présentées comme des carcans visant à
étouffer l’individu, sa créativité et
bien entendu sa liberté; une fois donc que l’on a fait «table
rase» de ce passé honni, peut enfin émerger cette société parfaite
constituée d’un agglomérat de solitudes en concurrences les unes
vis-à-vis des autres; d’individus totalement arraché à leur réalité
humaine et prisonnier de leurs désirs et de leur impossibilité avec,
pour toute issue, la multiplication compulsive de l’acte d’achat comme
unique source non plus d’accomplissement, mais de valorisation de Soi.
Des individus qui plus est, bien sûr, «amoureux de leur servitude».
Le fascisme réel
On comprend mieux dès lors la nécessité de ce mépris quasi
hystérique de l’intelligentsia de gauche pour la tradition, cette
«haine du passé qui est le trait fondamental de toute la psychologie
progressiste».
Dans Le Moi assiégé, Christopher Lasch analyse d’ailleurs le
Sloanisme, «ce vaste effort de rééducation» commencé dans les
années 1920 déjà pour «contraindre les Américains à accepter la
consommation comme un mode de vie», comme la finalité de la Vie en
fait. Entreprise couronnée de succès comme l’on sait, ce qui est la
moindre des choses pour le pays-Matrice du Marché-Système globalisé. Et
qui aura essaimé.
La société de consommation du Marché-Système représente donc bel et bien
«le fascisme réel» de notre
époque, comme l’avait bien observé Pasolini : «Aucun
centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme
de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle
réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les
différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes,
ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs
modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en
paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par
le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles
culturels. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la
«tolérance» de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est
la pire des répressions de toute l’histoire humaine.»
L’escroquerie de Mai 68
S’agissant de la trahison de l’intelligentsia de gauche en
France, Jean-Claude Michéa estime que depuis la Libération «il n’y a
pas [eu] un progrès de l’organisation capitaliste de la vie qui n’ait
été précédé de sa légitimation de gauche».
C’est encore plus vrai depuis Mai 68, qui aura pavé la voie au
«grand bond en avant» du
néolibéralisme actuel.
Son vieux slogan «vivre sans temps mort et jouir sans entraves»,
une fois dépouillé de son faux-nez romantique, résume bien toute la
naïveté d’une génération de supposés révolutionnaires qui n’auront fait
que favoriser l’avènement des formes les plus abouties du capitalisme-terminal.
On se souvient d’ailleurs que les seules véritables originalités de Mai
68, notamment ses tentatives de nouvelles formes de vie ou
d’organisation sociale, à travers par exemple la figure du baba-cool,
ont été très vite et durablement ridiculisées puisque affichant des
perspectives de rentabilité assez moindre pour le Marché.
Ne sont restées que l’injonction hédoniste et une fausse tolérance
parfaitement compatibles avec la mécanique marchande; et une
«imagination au pouvoir» qui devait surtout briller ensuite «dans
le champ du marketing et de la pub».
Toute la fantastique supercherie de Mai 68 aura finalement été résumée
par l’appel d’un Cohn Bendit qui, dans son discours d’adieu au Parlement
européen, s’agenouilla une dernière fois devant la Matrice-Système et le
Veau d’Or en appelant à bâtir les
«Etats-Unis d’Europe» au moment où les technocrates de Bruxelles se
préparaient à affamer le peuple grec.
Un pouvoir verrouillé
Et désormais
nous y voilà, dans ce Marché-Système triomphant et verrouillé, ou le jeu
politique français, comme dans la Matrice américaine, se réduit
désormais à l’opposition théâtralisée des deux faces d’un
«Parti-Système» unique.
Il est assez amusant de constater d’ailleurs que si l’intelligentsia de
gauche sert de caution au «progrès
sociaux» profitables au Capital, c’est au Parti socialiste
qu’incombe la tâche d’opérer les plus brutaux «virages à droite» en
matière de politique économique, histoire sans doute de court-circuiter
toute velléité de révolte d’un peuple définitivement trompé.
Une tromperie sans conséquences d’ailleurs, qui fera juste du Parti
socialiste une victime expiatoire du Parti-Système pour un temps et qui
le forcera simplement à passer temporairement la main à droite, qui à
son tour enfoncera plus profond encore le clou néolibéral en prétextant
d’un héritage forcément catastrophique, avant que tous les acteurs de la
farce ne reprennent leur place initiale pour un nouveau tour de manège.
Bien sûr, le peuple se sent de moins en moins concerné par ce qu’il faut
bien appeler ce cirque, comme en témoigne l’hémorragie des lecteurs de
la Presse-Système et l’abstentionnisme massif qui sanctionne désormais
toutes les élections.
De son côté, toute la machinerie intello-politico-médiatique vit dans
une bulle parfaitement étanche, confite qu’elle est dans un jus aux
relents totalitaires de plus en plus prononcés (1).
La rupture est totale.
Sortir du capitalisme-terminal
Le rêve d’une société libre, égalitaire et décente a fait place au
cauchemar de la dictature molle du Marché-Système dont tout l’espace est
saturé de tromperie et d’indécence.
Pour préserver ses privilèges, l’intelligentsia de gauche s’est ainsi
soumise à l’élite prédatrice pour former, avec elle, la joyeuse troupe
des collabos de la misère en marche. Car le Marché-Système n’est pas
viable et sa seule vertu est de garantir encore quelques possibilités
d’enrichissement à une hyper-classe de nantis dans un monde
économiquement ruiné et écologiquement à l’agonie.
La sagesse voudrait que l’humanité sorte de ce capitalisme-terminal de
façon raisonnée, préparée, pour éviter qu’elle n’y soit contrainte par
les évènements. Parce que tôt ou tard, mais pas si tard que cela, ce
sont l’épuisement des ressources ou quelque cataclysme écologique majeur
qui nous y contraindront, mais dans la douleur.
Des modèles de substitution existent pourtant, fondés sur le don (2),
la sobriété heureuse, le partage.
Et les coups de boutoir de tous les Indignés de la terre pour jeter à
bas ce capitalisme-terminal ne font que commencer.
Conclusion
La trahison de l’intelligentsia de gauche est certes un épiphénomène
mais qui nous apprend toute la puissance d’un Marché-Système qui peut
retourner les esprits apparemment les moins prédisposés pour les
conduire à défendre l’indéfendable.
Elle nous montre aussi que cette toute-puissance s’appuie avant tout sur
le mythe d’une marche du progrès que rien ne saurait arrêter, que ce
soit en matières sociétale, économique ou technologique, car dans le
chef de nos chers progressistes tout progrès ne saurait se discuter car
tout progrès est par essence un bien pour l’humanité. Ce qui, bien
évidemment, est parfaitement faux.
Pour Orwell: l’homme a ainsi d’abord
«besoin de chaleur, de loisirs, de confort et de sécurité: il a aussi
besoin de solitude, d’un travail créateur et du sens du merveilleux.
S’il reconnaissait cela, il pourrait utiliser les produits de la science
et de l’industrie en fondant toujours ses choix sur ce même critère:
est-ce que cela me rend plus humain ou moins humain?»
Encore faudrait-il qu’il puisse avoir le choix.
Alors bien sûr, l’intelligentsia globalisée dans la servitude peut bien
continuer à propager la bouillie idéologique du Marché-Système : nous
faire croire que notre bonheur réside dans l’abrutissement télévisuel en
attendant la mise à jour de nos shoots technologiques et qu’il mérite
bien de saccager l’univers; qu’il est juste et bon désormais de haïr la méchante
Russie; que le coup d’Etat de Maïdan était une vertueuse révolution; qu'il
était juste et bon de lyncher Kadhafi et de détruire la
Libye; juste et bon de nourrir la peste
islamiste pour venir à bout de Bachar al-Assad; que deux avions ont pu
abattre trois gratte-ciel à Manhattan; que la technocratie bruxelloise
est vertueuse; qu’il est juste d’affamer les Grecs et d’oppresser les
peuples dans l’austérité pour augmenter les marges du
Corporate Power, bref, elle
peut continuer son grand-œuvre d’abolition de l’homme (3) jusqu’au transhumanisme rêvé façon Google.
Mais elle doit savoir que personne n’est dupe.
Que les coups de boutoir de tous les Indignés de la terre ne font que
commencer.
Mis en ligne
par entrefilets.com le 16 juin
2015
1
Du «flash
totalitaire» français au stroboscope US
2
Voir par exemple
les travaux de la Revue du MAUSS
3
Contre l’abolition
de l’homme
Pour aller plus loin: Orwell, anarchiste tory, de Jean-Claude Michéa